En quoi le caractère nouveau de l’antisémitisme a-t-il transformé l’antiracisme ?

Je voudrais situer la question qui m’est proposée dans l’horizon de la question du congrès : qu’est-ce que le terrorisme islamiste a changé dans la lutte contre le racisme ?

La Licra, nul ne l’ignore, est née Lica, à une époque où l’antisémitisme avait pignon sur rue et représentait le danger majeur ; à une époque également où, alors que l’Europe était, en toute bonne conscience, coloniale, le racisme lui-même n’existait pas – autrement dit existait massivement et selon chacune des occurrences du quotidien, mais n’apparaissait pas comme tel.

Les choses ont changé, la décolonisation est passée par là, le racisme est devenu visible, criminalisé par la loi républicaine (« le racisme n’est pas une opinion mais un délit ») et l’antisémitisme, pour beaucoup une espèce du genre plus général que serait le racisme – l’antisémite d’avant-guerre n’avait-il d’ailleurs pas lui-même considéré jusqu’à l’écœurement, qu’il existait bien une « race juive », race certes moins visible et donc plus sournoise que les autres, mais d’une réalité cependant non moins certaine – a été délégitimé, de façon absolue par la Shoah. Les phrases banales et partagées avant-guerre sur les Juifs – le registre courant traînant dans la langue et qui constituait un fonds d’« opinions antisémites » comme le notait Sartre en 1946 – n’ont désormais plus droit à l’expression. Et pourtant l’antisémitisme perdure, à côté du racisme, selon des modalités nouvelles.

Des modalités nouvelles, car tout a changé : il y a, disais-je, le rapport à la Shoah (mais elle-même n’est apparue dans la conscience occidentale que peu à peu, au cours des années 70, et le film de Lanzmann date de 1985);  il y a la décolonisation, apparue dans les années 50, qui a mis au centre du débat le racisme comme péché majeur de l’Occident; il y a la mondialisation et la fin de l’Etat-Nation, lequel est progressivement désacralisé et ne constitue plus l’arrière-plan incontestable où se forge la notion d’identité : et donc le malaise identitaire que révèlent racisme et antisémitisme ne se réfère plus à la contrepartie des Etats-Nations (en français courant : on n’est plus aujourd’hui d’autant plus raciste ou antisémite qu’on serait davantage patriote) ; il y a Israël, Etat-Nation paradoxal, portant sur lui tous les effets de sacralisation et de rivalité mimétique liés à la Shoah.

          Dans ce contexte où tout a changé, on continue à être raciste et antisémite, autrement. « Autrement », car l’antiracisme a pris souvent désormais la dimension du refus de l’Occident, de son hégémonie, lesquels revêtent l’apparence irrécusable de la rationalité des techno-sciences : à l’encontre de cela il y a, comme l’avait formulé Huntington, la rumeur du choc des civilisations, la revendication identitaire prenant alors l’aspect de l’antisémitisme dans la mesure même où la violence de la domination occidentale est configurée comme l’effet du travail pervers de la conspiration juive, de cette contamination qui affecterait les formes faussement neutres de la civilisation occidentale, affichant abusivement une rationalité innocente et prétendant à l’Universel. Selon cette configuration on n’est plus d’autant plus raciste et antisémite qu’on serait plus patriote, on est d’autant plus antiraciste qu’on est en révolte – par exemple, « indigné ! » – contre la violence occidentale, c’est-à-dire qu’on est antisémite.

L’analyse et le combat de la Licra sont évidemment à l’opposé exact de cette présentation. Nous considérons depuis toujours, mais peut-être aujourd’hui avec encore davantage de détermination, qu’on n’est pas d’autant plus antiraciste qu’on est antisémite, mais au contraire que le combat contre le racisme est indissociable du combat contre l’antisémitisme.

Je le montre rapidement.

La différence entre racisme et antisémitisme, croit-on couramment, est celle qui oppose le visible et l’invisible. Chacun peut, en effet constater,l’existence de la couleur de peau, tandis que le judaïsme tient à ces traits supposés, que l’antisémitisme s’efforce justement de multiplier et d’objectiver.

Mais en est-il vraiment ainsi ?

Car qui a jamais vu un « nègre », avez-vous, vous, déjà vu, vraiment vu, « un nègre » ? Nous voyons certes un homme à la peau noire, mais « le nègre » est un ensemble confus de traits anthropologiques inéluctablement associés au préjugé. Et la négritude, mise en exergue par Césaire ou Sanghor, est en ce sens la reprise d’un certain folklore aux fins de revendiquer encore l’humanité sur le terrain-même du préjugé. « Nègre » comme « juif » sont donc des termes qui qualifient l’Invisible. Ou pour le dire avec Levinas (dans un texte – Etre juif – récemment cité par Yann Moix dans l’impressionnante émission de samedi dernier avec Manuel Valls) le judaïsme ne relève pas seulement de la religion, de la culture ou de l’histoire des civilisations, de la sociologie, de l’expertise des sciences sociales, mais il est d’abord un trait métaphysique : « cette dimension est vécue par chaque juif dans le sentiment qu’il a d’exister métaphysiquement… tel est aussi le juif pour les autres. »

Il n’ y a finalement, dirai-je en pastichant saint Paul (« il n’y a ni juifs ni grecs » Epître aux Galates, 3,28, Epître aux Colossiens, 3, 11) ni juifs ni nègres, mais un certain régime d’invisibilité – de « spiritualité » disent par ex Abdenour Bidar ou Jean Birnbaum, en des livres parus en janvier de cette année, et étrangement convergents – où se tient la question de la dignité humaine, et dont le racisme et le communautarisme représentent la négation, et plus exactement la dénégation (donc pas question non plus à ce niveau du débat, de donner des gages à une « communauté juive », quoi qu’il en soit de la légitimité religieuse, culturelle ou sociale de cette dernière. Nous souhaitons parler en amont de tout cela, dans le registre de l’universel).

Et ce n’est qu’au titre du rapport à cette invisibilité ( je rappelle Rainer Maria Rilke : « nous sommes les abeilles de l’invisible », « die Bienen des Unsichtbaren », ou Le petit Prince de Saint-Exupéry : « l’essentiel est invisible pour les yeux ») et donc de la prise en compte d’un judaïsme qui est celui de « personne et de tous » (Nietzsche : « un livre pour tous et pour personne ») que s’entendra ce qui est en jeu avec « les Nègres », les « Jaunes », « les Arabes » etc, autrement dit ce qui se joue avec la race et le racisme. De là un axiome qui est, j’en fais l’hypothèse, fondamentalement celui de la Licra : le combat contre l’antisémitisme est la condition du combat contre le racisme, il en représente aujourd’hui plus que jamais le Discours de la méthode.

Un mot encore, hors texte, et pour ne pas conclure : comment se situe, en regard de cette profession de foi, la terreur qui vient ? Traditionnellement – déjà chez les Grecs – la terreur s’entendait comme le surgissement de l’Illimité la guerre civile, s’y profilait comme le risque majeur encouru par l’ordre politique. Cependant l’Illimité lui-même admettait certaines limites, et la terreur une fin, au double sens du mot : terme et but. En septembre 1793, épisode emblématique pour le surgissement de la « terreur » dans l’histoire de France, la terreur révolutionnaire était identifiée à la loi des suspects, qui décrétait une culpabilité infinie, la culpabilité, postulée, de tout citoyen devant la Révolution. Mais par là-même elle conservait une finalité, comme un principe ultime de limitation en ce point précis où toute limite achoppait : l’accomplissement programmé de la Révolution elle-même (je renvoie au travail de Sophie Wahnich), et d’une Révolution restant inscrite dans le cadre limité de la Nation, telle que l’avait emblématisé le cri de Kellermann à Valmy (« vive la Nation ! »). La terreur islamiste au contraire, en tant qu’enfant adultérin de la mondialisation, n’a pas l’Etat comme horizon et limite, elle s’en prend aux formes subsidiaires à l’intérieur de la mondialisation même, à toutes les formes de la mondialisation, pressentant et maudissant l’infini du spirituel dans ces formes mêmes, autrement dit maudissant leur enjuivement.

Je comprends le djihad comme le nom arabisé de cette confrontation au spirituel.

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