Le dimanche 26 janvier 2014 des centaines de manifestants défilèrent à Paris aux cris de « Juif hors de France », « Juif, la France n’est pas à toi ». Cet épisode laisse incrédule, sidéré, effrayé. Comment cela a-t-il été possible ? Pierre Birnbaum répond en mettant en perspective un « nouveau moment antisémite ».
Ce mot de moment est apparu récemment chez certains philosophes pour configurer l’idée (vaguement hégélienne), que l’universel s’incarne en des singularités irréductibles, porteuses alors d’une signification qui les dépasse. Pour Birnbaum le singulier est, pour la République envisagée depuis l’Affaire Dreyfus, celui du judaïsme : comment la République se construit-elle, dans un rapport, qui est quasiment d’essence, au judaïsme ? La manifestation « Jour de colère », on le comprend, représente dès lors, le surgissement, après celui de l’Affaire, d’un moment spécifique, nouveau en ce qu’il se caractérise par un antisémitisme lié à l’affaiblissement de l’Etat. (Birnbaum discute ici la thèse du grand historien du judaïsme Salo Baron, selon qui l’antisémitisme moderne procéderait d’une rupture de « l’alliance verticale » entre le souverain et les Juifs : pour lui au contraire ce n’est pas l’Etat moderne qui est en cause, mais son affaiblissement. L’alliance se maintient lorsque l’Etat est fort). Qu’est-ce à dire ? Ceci, qui traverse l’ensemble des travaux de Birnbaum : l’Etat trouve sa consistance dans le rapport au judaïsme. Aussi est-ce l’idée de l’Etat qui est atteinte avec le moment antisémite que nous vivons. Thèse convaincante, parce que déployée au terme d’un parcours intellectuel impressionnant. Mais on se demande ce que Birnbaum dirait, dira, après le coup de tonnerre des attentats de janvier.
Petites colonnes
Pierre Birnbaum professeur émérite à l’université de Paris 1. Auteur d’une trentaine de livres, parmi lesquels ceux-ci dont les titres attestent de la continuité et de la force de la thèse d’ensemble : Un mythe politique, la « République juive » (1988) ; La France de l’Affaire Dreyfus (1994) ; Géographie de l’espoir. L’exil, les Lumières, la désassimilation (2004) ; Les deux maisons. Essai sur la citoyenneté des Juifs (en France et aux Etats-Unis) (2012)
Sur « moment » renvoyons au livre de Frédéric Worms (La philosophie en France au XXème siècle. Moments Folio essais, 2009). Ou à Alain Badiou (conférence à Buenos-Aires en 2004) : « Il y a ce que j’appellerais des moments de la philosophie, dans l’espace et dans le temps. La philosophie est donc une ambition universelle de la raison, et en même temps elle se manifeste par des moments entièrement singuliers ».