La France et l’antisémitisme

Le paradoxe français de la survie des Juifs

Le nom de Jacques Semelin est définitivement attaché à la recherche historienne sur la souffrance, telle qu’elle se manifeste dans les phénomènes de « violence de masse ». En 2013 paraît un livre Persécutions et entraides dans la France occupée (Seuil, Les Arènes), monumental par son volume (900 pages) et par son ambition : montrer – ou mieux et plus encore, démontrer – que le paradoxe français, le fait que 75% des Juifs français aient échappé à la déportation, s’explique à partir d’une certaine imperméabilité des Français à la propagande antisémite de Vichy, et également par le fait de certains traits anthropologiques, la débrouillardise toute française des « Israélites français », leur aptitude innée à pratiquer le « système D ». Sur la base d’enquêtes, de la sollicitation de nombreux témoins – dont certains illustres, Badinter, Minc, Edgar Morin…, la démonstration se poursuit, de chapitres en chapitres, lesquels conjuguent tous les verbes de la survie juive sous l’occupation (ainsi : « contourner la loi », « travailler dans une organisation juive », « travailler pour l’occupant », « aller à l’école », « aimer et faire des enfants » etc).

La polémique

Sans prétendre entrer ni, encore moins, prendre parti dans une querelle d’historiens suscitée par ce livre, relevons une question qui interpelle la Licra, qui ne peut manquer de l’interpeller : celle de l’existence d’un antisémitisme français. Car Semelin prend résolument position contre la thèse de Paxton et Marrus (p. 459 sq) pour lesquels l’antisémitisme français était une donnée évidente : à ses yeux au contraire l’antisémitisme de Vichy ne démontre pas l’antisémitisme des Français. « L’antisémite, explique-t-il, est celui qui, se faisant une image négative et maudite du juif, cherche à en réduire la supposée influence, quand ce n’est pas à l’expulser, voire à le tuer. Si donc l’accusation d’antisémitisme s’applique ainsi et en général à ceux qui ont aidé les juifs à survivre, c’est à ne plus rien y comprendre. » (p. 483)

Le paradoxe français de l’antisémitisme

Peut-on sauver les Juifs en étant antisémite : ce serait à ne plus rien y comprendre, proteste donc l’historien. Et cependant il donne lui-même, dans ce même chapitre et dans tout le livre des exemples inverses, qui attestent de la déroutante vérité de ce paradoxe : des antisémites bon teint, comme Michel Simon dans le film de Claude Berri Le vieil homme et l’enfant, qui prennent des risques pour des Juifs sans pour autant changer d’opinion à leur sujet ; comme, réciproquement, des philosémites ont pu se retrouver parties prenantes de la politique de Vichy, ainsi que l’avait montré Un paradoxe français, le livre saisissant de Simon Epstein. Mais cela ne surprendra peut-être pas complètement le militant de la Licra, lequel sait confusément que le mot « antisémitisme » comporte quelque chose d’indécidable. Car qui est antisémite, qui ne l’est pas, et même, jusqu’à quel point ne le suis-je pas moi-même, qui pourtant ne voudrais l’être à aucun prix ? Le paradoxe français est certes celui dont rend compte Semelin : mais celui dont parlait de son côté Epstein nous renvoie l’image d’un sentiment d’antisémitisme confus, diffus en France, avant, pendant et après Vichy et l’occupation, sans que cela modifie une situation d’entraides, que l’enquête extraordinaire de Semelin met en évidence.

Petites colonnes

« mass violence » est l’intitulé de l’encyclopédie en ligne dont Jacques Semelin a eu le projet en 2008 et dont il assure toujours la présidence cf à ce sujet, Purifier et détruire, Seuil 2005, et à présent poche Essais p. 609 sq.

Michael Marrus, Robert Paxton Vichy et les Juifs, 1981, poche. La thèse, qui a fait date quand le livre est paru, est que la politique antisémite de Vichy a reçu l’appui de la population française.

Sur la polémique cf par ex Le Débat mars 2015 avec sur le livre de Semelin des articles de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, de Robert Paxton et Jean-François Sené, de Henry Rousso.

Simon Epstein Un paradoxe français Albin Michel 2008 Par ex p. 365 « on découvre qu’avoir été adhérent ou compagnon de route de la Lica des années 1930 peut conduire au gouvernement de Vichy, aux périphéries du régime, mais aussi au collaborationnisme parisien et aux engagements les plus extrêmes. La Lica, qui fut la plus grosse structure de résistance antiraciste, mène ainsi à tout, du pétainisme limité aux Waffen SS. »

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