Le racisme et l’antisémitisme aujourd’hui

La Licra, nul ne l’ignore, est née à une époque où l’antisémitisme avait pignon sur rue et représentait le danger majeur. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, dans les pays démocratiques épouvantés par l’extermination, l’antisémitisme sans avoir disparu est non seulement illégal mais surtout délégitimé (pas complètement cependant, si l’on tient compte du danger fondamentaliste). Le Juif français est aujourd’hui un Français juif, l’égal dans sa citoyenneté de n’importe quel autre citoyen.

Dès lors beaucoup, à l’extérieur de la Licra, se demandent pourquoi conserver cette référence à l’antisémitisme, à combattre dans ses survivances, certes, mais qu’il ne faut pourtant pas faire passer avant le racisme de loin plus préoccupant. Cette question, dans notre mauvaise conscience militante, nous nous la posons à nous-mêmes, parfois, ou souvent, nous demandant si nous n’en faisons pas trop, si nous ne privilégions pas abusivement le « A » de Licra au détriment du « R ».

Il me semble qu’à regarder l’histoire de la Licra, l’histoire de l’antisémitisme et du racisme également, il convient de penser et de parler tout autrement.

Deux immenses figures Bernard Lecache puis Jean Pierre-Bloch, l’ont senti, en créant la Lica puis en lui donnant son élan, sa signification et son style propres, à quoi nous nous devons bien sûr de rester fidèles. Bernard Lecache et Jean Pierre-Bloch sont en effet montés dans le train de l’histoire au moment où celui-ci s’emballait vers le pire et où beaucoup, ne voyant rien, ou ne voulant rien voir, restaient simplement à quai.

Eux ont su reconnaître que l’antisémitisme signifiait bien davantage que le malheur des Juifs, qu’il orientait l’humanité vers une catastrophe plus considérable que la destruction des quelques millions de Juifs qui peuplaient la terre : une catastrophe qui signifiait la destruction de ce qui en chaque homme est proprement humain.

Cette dernière idée, dès 1946, dans ses Réflexions sur la question juive, le penseur extraordinairement intuitif qu’était Sartre la développera : « On m’apprend qu’une ligue juive contre l’antisémitisme vient de renaître. J’en suis enchanté. Mais cette ligue sera-t-elle bien efficace… L’antisémitisme n’est pas un problème juif, c’est notre problème… ».

Sartre ne veut pas seulement dire ici que le problème de l’antisémitisme est celui des antisémites plus que celui des Juifs. Il veut surtout dire que l’antisémitisme concerne ce qui fait qu’un homme est un homme, « un être, comme il dit, en qui dans son être il est question de son être ».

Je pense, en recueillant cette expression, à la vieille blague juive qui dit qu’ « un Juif est quelqu’un qui se demande ce que c’est qu’un Juif » – accentuation discrète, donc, du judaïsme à l’intérieur de l’Etre et le Néant, insufflée dans le langage de Sartre pour dire ce que c’est qu’un homme.

Oui, mais, il faut aussi le préciser, cela était présent déjà, avant Sartre et avant la guerre, chez Bernard Lecache et Jean Pierre-Bloch, prophètes lucides, qui en fondant la Lica ont projeté de mettre, de facto, l’humanité à hauteur de sa définition.

Dès lors quel est le rapport entre le racisme et l’antisémitisme ?

 

Ceux qui croient que l’antisémitisme est une espèce dont le racisme serait le genre, comme ceux qui croient qu’on peut lutter contre le racisme sans lutter contre l’antisémitisme (et a fortiori ceux qui voudraient légitimer leur antisémitisme par un prétendu antiracisme) se trompent profondément, et ne font que donner un gage supplémentaire au langage de la race. Ils n’ont pas entendu, en dépit des années passées depuis la guerre, la leçon dont Sartre a donné le principe, et que Bernard Lecache et Jean Pierre-Bloch, avec leur intuition profonde de l’événement, avaient comprise.

Le racisme, comme dit encore Levinas (admirateur de toujours de Sartre) « n’est pas un concept biologique, l’antisémitisme est l’archétype de tout enfermement, l’oppression sociale ne fait qu’imiter ce modèle.» Autrement dit, on n’arrive à la signification du racisme qu’à partir de celle de l’antisémitisme. La lutte contre l’antisémitisme est la méthode pour lutter contre le racisme. Le R de la Licra est inhérent à son A.

Lutter contre le racisme, c’est d’abord faire droit au plus profond de nous à la protestation contre la tentation antisémite. Sans cette protestation le monde de la mondialisation céderait effectivement à ce que, dans un livre qui compte parmi les plus lucides de ces dernières années, Jean-Claude Milner a appelé « les penchants criminels de l’Europe démocratique ».

J’ajoute un mot pour contextualiser davantage ce texte.

« Le racisme et l’antisémitisme aujourd’hui » : l’expression signifie qu’il ne s’agit pas du « racisme et de l’antisémitisme de toujours ».

Qu’est-ce qui en l’occurrence porte la marque de « l’aujourd’hui » ?

Le racisme et l’antisémitisme d’hier renvoyaient à un désarroi identitaire où l’identité était portée par la religion et/ou par la forme de l’Etat-Nation (cas du XIXème siècle et de la première moitié du XXème).

Il n’est pas aventuré de constater qu’au début du XXIème siècle les choses ont changé et que l’Etat-Nation est devenu une nostalgie ou une incantation. Le désarroi est désormais celui de la souffrance identitaire à l’époque de la mondialisation, autrement dit de cette situation actuelle où le sens a pris la dimension de l’information (que ce soit dans l’acception la plus ordinaire du terme, ou au sens spécialisé de la théorie de l’information) une information valant une autre information à un coefficient près (en reprenant le langage de Marx nous sommes dans le contexte de la circulation du capital et de la valeur d’échange ; en reprenant le langage de Heidegger, nous sommes à « l’époque de la technique », où toute signification prend la valeur vide du « posé devant » – das Gestell – et en reprenant le langage de Nietzsche nous sommes à l’époque du nihilisme ; en reprenant enfin une notation grecque, nous sommes confrontés à l’indéterminé, à l’illimité – l’apeiron – Ces références – il y en aurait bien évidemment d’autres – pas pour faire inutilement « savant », mais pour dire que « ce qui se passe » a été pensé d’ores et déjà par un certain nombre de noms immenses, de la philosophie et de la littérature, et qu’il serait naïf ou coupable de se priver de ces réflexions puissantes et de croire que la clé est entre les mains du dernier « expert » autoproclamé ou désigné par les médias).

Le racisme et l’antisémitisme actuels ne sont donc plus dans le contexte de la mondialisation la contrepartie de la sacralisation de l’Etat-Nation mais l’une des contreparties de l’exposition des individus à l’illimité. L’état islamique est justement, par son absence de frontière, par sa confrontation obsessionnelle à un Occident qu’il pose fantasmatiquement – mais avec toute la redoutable vérité inhérente à ce fantasme – comme « enjuivé », l’expression par excellence de ce qui caractérise l’antisémitisme dans le réel d’aujourd’hui.

Après l’émission « On n’est pas couché » du 16 janvier 2016

Après la calamiteuse émission de vendredi dernier, « Ce soir où jamais » qui, rassemblant l’expression de tous les ressentiments,  dans « On n’est pas couché », face à Manuel Valls déclarant à nouveau l’importance de l’engagement contre l’antisémitisme, Yann Moix, à l’appui, a cité un passage de Etre juif de Levinas.  Il s’agit en l’occurrence d’un article publié en 1947, au retour de ce dernier d’un camp de prisonniers de guerre. Sartre venait d’écrire, quelques mois auparavant, ses Réflexions sur la question juive – le seul texte d’importance d’un philosophe contre l’antisémitisme.

Dans cet article d’une quinzaine de pages, republié en livre en 2015, Levinas élève le judaïsme à la dignité d’un paramètre de la condition humaine. Autrement dit il n’en fait ni un particularisme, ni un événement religieux, au sens habituel du terme, ni un fait culturel, ni une possibilité anthropologique parmi d’autres, ni l’exemplification d’une persécution exercée à l’encontre d’une minorité, mais un événement métaphysique.

Je cite les lignes finales :
« Cette dimension est vécue par chaque juif dans le sentiment qu’il a d’exister métaphysiquement (…) tel est aussi le juif pour les autres : quand une conversation va brusquement s’infléchir vers un thème juif, la voix prend des intonations métaphysiques ou s’éparpille en chuchotements de l’anecdote indécente. Comme si on s’approchait d’un domaine ou d’un quartier réservé. Il y a autre chose que de la mystification ou du mauvais goût dans ces discours philosophiques ou scabreux. Ce qu’on appelle avec haine l’orgueil juif ou l’impudence juive ne résulte que de l’interprétation que la malveillance ou la lâcheté donnent de ce sentiment métaphysique (…) Cette haine est bien différente de celle que provoque une race persécutée ou une minorité quelconque, il s’y mêle je ne sais quel goût d’impudeur et d’infini. Un goût de sacré. »

Que nous disent ces lignes ?

Nous sommes au sortir de la guerre, avant la pleine prise de conscience de la signification de la shoah, avant la rencontre également de Levinas avec le Talmud transmis par ce personnage mythique que fut Monsieur Chouchani.

Levinas place le judaïsme à hauteur de la société française, de l’humanité française, de l’humanité en général. Il y configure une dimension manquée par la modernité enracinée dans le présent, manquée par la science qui prolonge la modernité, la dimension du temps (en 1947 justement Levinas avait écrit un article sur Proust) et de la spiritualité. Et l’antisémitisme pressent et rejette cette dimension, avec la violence dit Levinas, de l’obscène et du sacré.

Ne sommes-nous pas à nouveau à ce point précis, renvoyés à nouveau en 2016 à ce diagnostic formidable de 1947 ?

Il ne s’agit plus avec l’antisémitisme du repli sur l’Etat-Nation, mais dans la disparition de cette référence, de la compulsion qui pressent dans le judaïsme la prise des formes naturelles du monde à rebours – la quenelle de Dieudonné par ex, l’homophobie frénétique de Soral, la dénonciation du mariage gay par les manifestants de Jour de colère, lesquels identifient sans mal dans l’homosexuel un juif, et dans l’enjuivé un enculé – homosexualité ou enjuivement généralisé de l’Occident : la formidable lecture qu’avait faite Proust n’est pas loin, recoupant celle de Levinas. Et tout cela dans la protection compulsive de ce qui est ainsi menacé, contaminé, c’est-à-dire, selon les mots de Levinas, « sacralisé » (ce qu’on appelle aujourd’hui « l’islam », comme phénomène identitaire ouvert sur la frénésie n’est-il pas, avec les multiples replis qui s’y configurent, une version actuelle de la sacralisation ?)

Deux livres viennent de paraître dont le diagnostic est suggestif : le livre, republié il y a quelques jours en poche d’Abdennour Bidar Self islam, qui dit l’itinéraire spirituel de ce dernier dans sa confrontation au soufisme, pour conduire à un islam très laïque, très personnel, mais surtout spirituel ; et l’autre, de Jean Birnbaum Un silence religieux (la gauche face au jihadisme).

Je n’entre pas dans le détail, mais les deux livres pointent une question commune : tout cela, tout ce que nous traversons a affaire à la question d’une spiritualité à laquelle la modernité – la mondialisation – ne parvient pas à faire droit. Donc point de sociologie, point de psychologie, de statistique ni de démographie mais une question : où est le spirituel ?

Non pas simplement où est la religion – nos deux auteurs diraient comme Clémenceau que le spirituel est une affaire trop sérieuse pour être abandonnée aux religions (comme la guerre qui ne doit pas être laissée aux militaires).

Mais où est le spirituel ?

Hors toute instance religieuse Levinas – qui reste à cet égard comme le suggérait samedi dernier Moix une référence incontournable, un penseur en situation de nous apprendre ce qui nous arrive – identifie le spirituel au judaïsme, c’est-à-dire comme il lui est arrivé de le dire – à cette figure d’une humanité « au bord de la morale ».

C’est à ce carrefour où se propose un judaïsme qui n’est pas celui d’une communauté, qui est celui « de tous et de personne » (Nietzsche) que nous pourrons peut-être comprendre ce qu’il en est du judaïsme, de l’antisémitisme, de la sacralisation (l’antonyme, au passage de ce que nous cherchons à ranger, avec difficulté et une certaine confusion, certes, sous le nom de laïcité).

AL. D – 2012

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