La Licra et la liberté d’expression

Quel est l’état du débat ?

J’en prends une occurrence dans la rencontre organisée par Martine Benayoun et Alain Seksig le mercredi 21 mars, à la Maison du Droit autour de Redeker (et avec Redeker). Il y était question de la lutte contre l’obscurantisme, mais un deuxième débat a traversé (et si j’osais, je dirais « a parasité ») le premier : celui, justement, de la liberté d’expression…

…A propos de Redeker bien sûr, selon l’alternative suivante :

            1) le propos défendu entre autres par Guy Coq : nous devons rester sur le terrain de la seule liberté d’expression, sans commencer même à examiner ce qui est dit. Il est intolérable de décréter la mort contre quelqu’un en fonction de ses paroles.

             2) le propos défendu par Antoine Spire, en substance  : «  il faut soutenir sans réserve Redeker, car ce qui lui arrive est du domaine de l’inacceptable et de la barbarie, mais ce serait donner un gage aux barbares que de s’interdire de discuter ce qu’il a dit. Et je suis en désaccord profond avec ce qu’il a dit ».

Dans le contexte de cette soirée, où se rassemblait plutôt un public en sympathie avec la position politique impliquée par Redeker, c’est-à-dire hostile à la gauche de la gauche, et à tout ce qui de près ou de loin semble approuver le multiculturalisme, la position de Spire a été plutôt mal perçue, acceptée – Alain Seksig a dû intervenir pour la laisser s’exprimer complètement – du bout des lèvres.

Et il me paraît vrai qu’il y avait peut-être quelque chose de paradoxal ou de gênant à venir à ce rassemblement de soutien à Redeker, en mettant à ce soutien le bémol considérable que sur le fond ce dernier aurait eu tort.

En même temps, l’argument de Spire ne peut être écarté : défendre la liberté d’expression, ce n’est pas s’interdire de critiquer l’expression qui s’exprime, c’est au contraire préserver la liberté de la controverse. Cet argument, je crois a été entendu et compris par tout le monde (d’autant plus qu’Alain Seksig l’a repris et souligné à la tribune) mais, également, à ce qu’il m’a semblé, le malaise a persisté.

Moi qui ai ressenti ce malaise, en tout cas, je me suis demandé pourquoi.

            Je formulerai une hypothèse, sous forme d’une question : peut-on se passer d’un jugement sur le fond, peut-on dissocier la liberté d’expression d’une discussion sur le sens de ce qui est dit?

Car, admettons un instant l’argument de Spire : Redeker serait passé sans précaution de l’islamisme à l’islam, il aurait ainsi essentialisé tous les musulmans dans une même condamnation, il aurait sans nuance jeté sur eux l’opprobre. Si cela était vrai la conséquence serait celle-ci, qu’il faudrait tirer : Redeker renvoie les musulmans comme tels dans les ténèbres extérieures d’ une infra-humanité.

A partir de là, il s’agirait simplement de discuter de quel type de condamnation il doit relever. A moins de défendre, comme Elisabeth Lévy l’a fait mercredi à la tribune, qu’il faut renoncer aux tribunaux, et que la seule force qui doit valoir est celle de l’argumentation. Au moment où l’on passerait par la loi contre les négateurs d’un crime contre l’humanité, on aurait déjà perdu.

Voilà me semble-t-il, à partir de cette soirée l’état apparent du débat.

          Comment pouvons-nous l’entendre, en tant que militants de la Licra – ou, je me corrige, plus modestement : comment est-ce que moi je l’entends, en tant que militant de la Licra ? En tant que militants : partons justement de ce qui me paraît une évidence de notre pratique militante : que serions-nous sans le recours au droit ? Ou, inversement peut-on imaginer se livrer à la seule force de l’argumentation ?

Qu’on me permette ici quelques instants de philosophie : la posture de l’argumentation est celle de Socrate.

Dans le Banquet par exemple, à Agathon, qui prétendait qu’Amour est le plus beau des dieux, Socrate lui oppose que si Amour est Amour du Beau, cela même signifie que lui-même n’est pas beau : car on ne désire que ce qu’on n’a pas. Agathon convient alors qu’il a parlé trop vite et que Socrate l’emporte. Mais Socrate à nouveau proteste, en soulignant que c’est la vérité, et non Socrate qui l’emporte.

Voilà donc l’idée de l’argumentation : faire confiance non pas en la force des individus mais en celle de la vérité.

           Cette thèse est sous-jacente à toute notre culture, et elle porte sans doute l’idée humaniste de l’enseignement. Elle instruit également un certain concept de la démocratie, tel qu’il s’exprime notamment en Allemagne, sur le mode de la démocratie d’opinion (dont la théorie est faite par certains philosophes, héritiers de l’école de Francfort, comme Jürgen Habermas ou Karl Otto Apel.)

Pour le dire vite la grande formule, qui, de la maternelle à l’université, de la tribune de presse au parlement, et à tous les niveaux de la vie sociale, autorise tous les discours en Allemagne est « meiner Meinung nach », à mon avis (j’ai vu par ex des candidats au bac, arriver à l’oral devant leur professeur, ayant à commenter un texte de Goethe, dire de but en blanc : ich bin nicht mit Goethe einverstanden – je ne suis pas d’accord avec Goethe).

On conçoit que dans le contexte historique où a vécu l’Allemagne, où a longtemps prévalu le principe de l’Obrigkeit, de la prévalence de l’autorité supérieure, qui a abouti au Führerprinzip, l’opinion particulière puisse être ainsi considérée comme moment incontournable, et comme le texte même de la démocratie.

Pour d’autres raisons et à un autre niveau (notamment la position absolue conférée à l’individu, socle de la pensée libérale) cela vaut pour les pays anglo-saxons. C’est dire qu’à ce niveau, que ce soit chez les Grecs, avec la cité platonicienne, ou dans la démocratie d’opinion, la citoyenneté résulte de l’exposition à la vérité, ou au mieux à une délibération dont on peut espérer qu’elle soit celle de la raison.

A cela Hannah Arendt avait opposé la question de l’autorité. En référant ce mot à la tradition romaine de l’auctoritas, elle y reconnaît ce qui augmente (augere) la vérité ou la force pour donner le pouvoir. Autrement dit selon elle ni la vérité seule, ni la force seule ne donnent le pouvoir.

Dans une salle de classe par exemple, je ferais vainement appel à la seule raison des élèves, je ferais, peut-être encore moins, appel à la coercition, à la menace des heures de colle etc…Il faut, de plus, un principe d’autorité qui fasse accepter par tous, au-delà des circonstances particulières, au-delà de l’anecdote que représente la personnalité particulière de l’enseignant (est-il bon, mauvais, vieux, jeune, habillé de telle ou telle manière, enseignant ceci ou cela etc ? ).

Qu’est-ce qui constitue un tel principe ?

Bonne question ( que je ne vous remercierai pas de poser ou que je vous remercierai de ne pas poser). Mais allons vite : il faudrait suivre Hannah Arendt. Je ne peux entrer ici dans le détail de sa pensée.

Disons qu’intervient pour elle la croyance en la réalité du tout auquel on appartient. Si l’école, ses valeurs, ses textes sacrés, la République, la nation etc… ne constituent pas pour les élèves une référence (ce qui est d’ailleurs peut-être le cas aujourd’hui) l’autorité sera en crise.

Disons encore que la modernité, sauf à courir de façon réactive après des mots incantatoires, est sans doute le vécu de cette crise. Alors est-ce à comprendre qu’il ne reste qu’à en passer par la confrontation, argumentative, entre les différentes expressions (confrontation dont il faudrait reconnaître qu’alors elle serait très vite tout autrement qu’argumentative) ?

          A nouveau faisons référence à notre expérience militante : lorsque nous nous contentons d’argumenter contre l’autre opinion, par ex la dite opinion raciste, nous confortons notre interlocuteur dans une conviction : celle d’occuper un terrain de légitimité face à nous.

En inversant le propos d’Elisabeth Lévy, je dirai qu’au moment où je discute avec quelqu’un du FN, ou avec un négationniste, celui-ci a déjà gagné. Nous savons tous que ce que recherchent les faurissonniens, c’est d’abord la légitimation et la respectabilité – par ex en créant, sous une forme comparable aux Annales, la revue des annales révisionnistes etc). Ou encore pour rester sur le terrain de l’école, le « non » que je peux formuler appartient à part entière à l’intelligibilité du message transmis, au point que sans ce « non », qui marque les limites de ce qui est légitime et de ce qui ne l’est pas, le débat ne fait que perpétrer un malentendu sur un contenu qui de toute façon n’est qu’en apparence l’objet du débat. J

e peux soutenir par exemple jusqu’à l’épuisement que les races n’existent pas, que l’immigré n’augmente pas le déficit budgétaire, etc., mon interlocuteur ne quittera la position d’où je le chasse que pour en occuper une autre, tout aussi confortable pour lui.

Au fond, comme disait Barrès, peu importent les faits, la culpabilité de Dreyfus se déduit de sa race (j’ajouterai entre parenthèses une remarque à laquelle j’attribue personnellement la plus grande valeur : aucune pensée, aucune affirmation forte, n’est jamais passée par une argumentation.

Si on ne comprend pas Proust, ou la différence ontologique chez Heidegger, si l’on n’aime pas l’opéra italien ni Wagner, aucune argumentation ne nous convaincra. Et aucune n’a été nécessaire pour conduire à ce qui dans notre vie compte le plus, par exemple à nos grandes histoires d’amour).

              Je reviens alors, fort de ces remarques – qui sont tout autre chose que des arguments, qui sont, je le pense, bien plus que des arguments – à la liberté d’expression et à Redeker. Lui faut-il des limites, et lesquelles ? Ne pas en mettre n’est-ce pas céder sur l’essentiel, peut-être cela même qu’on défend en se réclamant d’une liberté d’expression sans réserve qui serait la liberté de l’autre. Ne pas mettre de limites, ce n’est pas seulement admettre un contenu avec lequel on est en désaccord, c’est parfois légitimer la position de celui qui en arriverait à suspendre la possibilité des positions.

Autrement dit, je serai ici rapide, pour être plus clair : suspendre la possibilité d’occuper une position, c’est s’engager dans l’illimité, ce que les Grecs appelaient l’apeiron, c’est donner possibilité à un impossible que les modernes ont découvert comme « crime contre l’humanité ». On peut discuter alors à perte de vue sur la République, de la nation, ou d’autres mots sacralisés et incantatoires ; considérer que la démocratie doit s’installer sur le champ en ruine des identités autoritaires ne doit pas conduire à renoncer au principe d’autorité, c’est-à-dire (je fais encore allusion à Hannah Arendt) à nous déprendre de tout lien.

Le lien qui reste, quand ce qui lie en arrière (les re-ligions, selon l’étymologie de Cicéron) s’est distendu ou a disparu, le lien qui reste alors, est celui commandé par la figure en déshérence de l’autre homme, qui doit être en lui-même la limite : ce que depuis la guerre et depuis Raphaël Lemkin nous appelons, avec difficulté, « crime contre l’humanité ».

                  Dans le cas de Redeker il me semble que c’est net : ce qui a fait débat et qui doit faire débat, c’est bien le fond de ce qu’il a dit : mais à considérer alors ce qu’il a dit selon la vérité, et qui a été fort bien entendu par ceux qui le menacent : non une signification, invalidant l’islam dans sa portée théologique et philosophique, stigmatisant les Musulmans en les renvoyant à une infra-humanité, mais une condamnation visant la signification théologico-politique de l’islam. Il y a 1,2 milliards de Musulmans sur la terre, la plupart vivant dans des régimes qui ne sont pas des démocraties, dans lesquels les droits de l’homme, la situation de la femme, la réalité de l’esclavage parfois, sont des vécus quotidiens ; dans lesquels l’extermination de l’adversaire fantasmé est une dimension de la société elle-même.

Ces pays sont-ils l’Islam ?

Non, pour peu qu’on porte attention à ce qui est l’expression d’une spiritualité, une dimension à part entière de la culture de l’humanité, capable des plus hautes formes de cette culture. Mais par ailleurs aucun de ces pays ne se reconnaît lui-même islamiste, c’est de l’Islam et non de l’islamisme que tous se revendiquent. C’est ce qu’a voulu dire, et ce qu’a dit Redeker. C’est ainsi qu’il faut le lire, sans dissocier le débat sur la forme du débat sur le fond ; car ici le fond c’est l’affirmation d’une limite radicale, celle, en fin de compte, du crime contre l’humanité, qui aujourd’hui, à l’heure de la crise de toutes les conceptions traditionnelles de la pensée politique, conditionne et marque les limites de la liberté d’expression : la référence au crime contre l’humanité, comme catégorie de la pensée politique. C’est elle je crois que nous revendiquons lorsque nous admettons que la Shoah est l’événement le plus important de notre époque, qui permet de penser de celle-ci les dangers et la signification1.

Alain David

Dans la continuité de cette réflexion, il faudrait essayer de reposer la question du rapport entre le droit et l’histoire.
Juste une suggestion rapide, au titre seulement de contribution au débat : si le critère est celui du crime contre l’humanité, il faut considérer alors que le droit a vocation à intervenir chaque fois – et uniquement dans ce cas – que le crime contre l’humanité est en cause : mais cette notion est une notion limite, à propos de quoi tout le débat historien est d’évaluer les éléments.
Compte tenu de cette situation d’exception du crime contre l’humanité, la recherche ne peut qu’être libre, à son sujet, sous la seule réserve qu’au regard des règles de la communauté des historiens, elle soit effectivement honnête. Il n’en est évidemment plus de même lorsque l’opinion émise l’est en dehors de ce cadre et en contradiction avec lui.
A cet égard, il y aura négationnisme, vis-à-vis de quoi le droit, émanant de l’idée d’imprescriptibilité propre au crime, doit défendre et conforter la règle où l’humanité, instruite par la recherche libre et édifiée par elle, se reconnaît.
L’histoire (et non l’anthropologie, ou une autre science sociale), parce qu’elle est comptable de l’événement, définit le lieu de l’humanité, jusque dans l’épreuve de ce qui lui est le plus extérieur, et le droit protège ce lieu.

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