Le racisme et l’oubli du féminin

On avance ici qu’une certaine manière d’occulter le féminin est constitutive de ce que veut dire le racisme.

Que le trouble du racisme – selon quoi, entre refus et fascination, une société découvre le malaise de l’ altérité – ne soit pas sans rapport avec le trouble lié à l’irruption de la sexualité, de nombreux indices le suggèrent : le croisement, dans toutes les langues, du code de l’invective raciste avec celui de l’obscénité, la congruence de la violence sexuelle à la violence raciste, l’assimilation de la supériorité raciale à la supériorité masculine, la fréquente pratique du viol de masse dans les processus d’extermination etc…

Mais il s’agira moins pour nous de convenir que la femme est l’une des minorités (!), et – tant qu’à faire – l’une des « races » victimes (proposition aussi vraie factuellement que catastrophique dans sa formulation), que de reconnaître dans le surgissement du féminin un registre phénoménologique au voisinage duquel se donne à entendre également la réalité du racisme.

Comment advient le féminin ?

Dans sa « Phénoménologie de l’Eros » Levinas, qui cite Mallarmé, évoque le moment – « dans l’air assoupi de sommeils touffus » – « au-delà du visage », moment où « l’essentiellement caché se jette vers la lumière sans devenir signification ». Faiblesse de l’altérité, où « se lève l’Aimé qui est l’Aimée » : l’altérité ainsi décrite, n’est pas une modalité du monde, « trop grossier et trop blessant ».

A surgi de la sorte un sujet au féminin, qui n’est pas « sujet devant l’objet », qui n’est pas même, comme le Dasein, « au monde », qui est, si l’on peut ainsi dire, avant d’être, avant l’être. Etre avant l’être, être comme n’étant pas, sans que cela s’inscrive dans le définitif et compte, c’est jouer : le jeu de l’amour et du hasard et non pas, on va y revenir, le jeu avec la mort.

Car il n’y a la mort que pour ceux qui accorderaient trop ou trop peu à l’amour, en l’adossant à l’alternative du être ou ne pas être. N’étant pas encore, au contraire, le féminin est sauf de la mort et passe ainsi pour frivole : sans que cela ne tire à conséquence, une chair s’y offre à l’infini – la nudité, qui va jusqu’à l’obscénité, et qui pourtant, déjà voilée de pudeur, se réserve dans son exhibition même – telle le spectacle (qui dans Racine sait émouvoir Néron) d’une « beauté qu’on vient d’arracher au sommeil ».

          Le jeu de la pudeur et de l’impudeur est ainsi, avance encore Levinas, « profanation ». Mais comment ce dernier mot ne conduirait-il pas à changer de registre pour laisser deviner une violence sans limites ?

Levinas fait valoir que la profanation est, quant au féminin, associée à l’équivoque (« c’est la profanation qui permet l’équivoque »). Dans un autre texte, « Enigme et phénomène », deux exemples confèrent à l’équivoque une étrange dimension.

Exemple d’abord emprunté au registre de la pudeur, justement : « un amoureux fait une avance, mais le geste provocateur ou séducteur n’a pas interrompu, si l’on veut, la décence des propos et des attitudes ».

Un second exemple est celui de la vie politique, « un diplomate fait une proposition exorbitante à un autre diplomate, mais cette proposition est faite en des termes tels que si l’on veut rien n’a été dit. »

Ces exemples ne sont-ils pas inspirés d’un Witz, tiré peut-être d’une version de La Grande duchesse de Gerolstein : « quand une femme du monde dit « non », cela veut dire « peut-être ». Quand elle dit peut-être, cela veut dire « oui ». Et si elle dit « oui » ? Alors ce n’est pas une femme du monde. » Duplicité féminine, et réplique symétrique pour les hommes, occupés de diplomatie : quand un diplomate dit oui, cela veut dire peut-être. Quand il dit peut-être, cela veut dire non. Et s’il dit « non » ? Alors ce n’est pas un diplomate ».

Poncifs désolants sur le masculin et le féminin ?

Pourtant leur inscription dans l’opérette justement traduit l’inocuité de l’équivoque, « dont les hommes abusent » sans doute, dit Levinas, mais qui n’est pourtant pas sans rapport avec Dieu : « un Dieu s’est révélé sur une montagne ou dans un buisson inconsummable, ou s’est fait attester dans des Livres. Et si c’était un orage ! Et si les livres venaient des rêveurs ! »

L’équivoque est donc la modalité du regard de Dieu : sous ce regard la profanation est coupable (« nous sommes tous coupables, et moi plus que tous les autres » : parole d’Aliocha Karamazov, récurrente chez Levinas) et en cela même pardonnable. « Viens », « encore » : dans ces mots du plaisir (qui ont interpellé Derrida et Lacan) la nudité s’offre, à l’infini, et cependant le plaisir est sans conséquence, innocenté par le regard de celui à qui il s’offre et le pardonne.

Il est cependant une autre équivoque, un malentendu, le malentendu qui emmènerait de la pudeur à la honte. Pudor, Scham, shame : dans beaucoup de langues le même mot confond les deux significations (là où, de façon heureuse, le français fait la différence). La honte marque l’impossibilité infinie de la présence, de la mienne ou de celle de l’autre. Elle abolit le point d’arrêt de la pudeur, cette délicatesse dernière où, sans être au monde la nudité exhibée se cache cependant et se recueille en tant que le soi de la féminité.

Dans la honte la profanation s’est faite viol et meurtre. Le jeu de l’amour et du hasard qui avait réservé la couche phénoménologique du masculin et du féminin s’est interrompu pour laisser surgir l’horreur : horreur d’un meurtre sans limites. L’extermination est une violence n’en finissant pas, un viol où l’humanité rendue à une passivité extrême ne connaît plus ces nuances qui étaient la civilisation. Il y avait l’amoureux, le diplomate, ce « si l’on veut rien n’a été dit », l’innocence d’une existence non encore advenue, pardonnée avant de n’avoir rien engagé, il y avait « les plaisirs et les jours ».

A présent c’est une autre paire de manches, tout est aboli, sans que quiconque n’ait été prévenu, du jour au lendemain, à présent c’est sérieux, il n’y a plus de retour en arrière, des mesures ont été prises, des lois, des décrets d’application, le « Tu vas voir, l’antisémitisme » de Céline. Car ce n’est que dans une mythologie rendue à la culture qu’un faune – celui de Mallarmé et de Debussy, ou celui du Verlaine des Fêtes galantes – peut accueillir la délicate nuance du féminin, l’équivoque d’avant la nature, où le soi hésite sur la crête du plaisir, comme revendication de la chair dans l’incertitude du non advenu. La honte rend ce qui ne comptait pas, puisque pardonné, à la lourdeur du monde, l’inscrit comme nature.

Nommons alors « race » cette reconduite à la nature (ramenant à une adhérence épaisse et définitive, et livrée à l’infini de la violence et du viol) de la nuance que Kant avait mentionnée comme la délicatesse de la pulchritudo vaga, beauté détachée et flottant à la surface des choses. Biffé par sa retombée en race, le féminin n’est pas, surtout pas, une nature, il est en avant de l’humanité et en haut.

Ni race, ni nature, donc, le féminin  est l’absence qui élève l’humanité jusqu’à sa culture, et dont Goethe, inspiration constante pour Levinas, avait donné le chiffre dans l’ultime mot du second Faust, son œuvre la plus achevée : « l’éternel féminin nous emmène vers le haut », das Ewig-Weibliche zieht uns hinan.

Alain DAVID 

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