Je pose un axiome : la force d’une nation se reconnaît moins dans sa prospérité économique ou dans la puissance de son armée que dans sa capacité à intégrer l’étranger ; et réciproquement la peur de l’étranger atteste de la faiblesse, du manque de confiance de cette nation en elle-même, en son présent, en son avenir et en son passé.
Je me demande si de tous côtés le débat électoral actuel ne reflète pas quelque chose de cette crainte. Car l’immigration est un sujet à la fois omniprésent et absent des programmes des candidats : omniprésent sur le mode du fantasme, et néanmoins absent car justement réduit au fantasme d’une obsession (c’est le cas de l’extrême-droite) ou au contraire esquivé en quelques formules expéditives (par exemple le « co-développement », qui nous permet de renvoyer là-bas un problème que nous vivons ici, et dont on sait qu’il n’a jamais pu faire, depuis le temps qu’on en parle, la preuve d’une quelconque efficacité).
Pourquoi en est-il ainsi? N’est-ce pas que les partis se trouvent en présence d’une contradiction dont pourtant il est nécessaire de tenir les deux bouts ? On se souvient de la formule, universellement citée, de Michel Rocard, en 1989 : « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».Cette formule qui n’avait pas dans la bouche de l’ancien premier ministre la signification qu’on a voulu lui prêter, résonne en outre bien plus loin que ce qu’elle semble dire explicitement : certes la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais également, et dans le même souffle de voix, ne faut-il pas convenir de l’inverse ? La France ne peut pas ne pas accueillir toute la misère du monde : car la misère du monde c’est trop pour être accueilli, et trop énorme pour ne pas devoir l’être. Ce n’est pas en tout cas un concept économique, bien plutôt l’expression d’un défi humain, d’une impossibilité à quoi s’affronte et par quoi se définit cette utopie concrète que nous persistons à appeler « la France ». Voici donc, résumées, l’axiomatique, et l’antinomie, par quoi se définit et à quoi achoppe toute politique de l’immigration : la France ne peut pas accueillir, et la France ne peut pas ne pas accueillir, toute la misère du monde.
Que faire dès lors ? Je ne suis pas un politique, mais il nous faut tous assumer nos responsabilités, là où nous sommes. Il me semble donc que le pire pour les citoyens et pour le pays où ils veulent vivre, et qu’ils veulent faire vivre, serait de continuer à cacher la poussière sous le tapis, à ignorer et à fantasmer à la fois un problème dont on sent les effets tous les jours, à se déresponsabiliser par rapport à lui. Je veux dire qu’il faut que chacun en France ait conscience de ce qui se passe en réalité lorsqu’on reconduit quelqu’un à la frontière, il faut que chaque citoyen d’ici se mette à la place de celui à qui on n’a pas fait de place parmi nous (sauf à accepter la formule du philosophe d’extrême-gauche Alain Badiou, que « tous ceux qui sont ici sont d’ici » : formule impossible, mais qui elle également est en un certain sens irrécusable.) Accepterais-je, moi, d’être cet homme, cette femme, cet enfant du tiers-monde ? Il faut que la décision prise le soit en conscience, dans la reconnaissance d’une culpabilité qui constitue le vrai lieu de la dette des pays riches, et non dans le refoulement furtif d’un sentiment, inavoué et inavouable, d’un crime partagé qui constituerait alors pour ceux qui sont ici un impossible et honteux patrimoine commun. Il faut qu’une politique de l’immigration, qui commet le mal parce qu’elle est une politique (« on ne gouverne pas innocemment » etc…), reconnaisse et donne à reconnaître à ceux au nom de qui elle agit, ce mal. Et que donc nous n’en finissions pas, nous n’en finissions jamais, avec l’étranger, car, comme il est écrit dans une antique sagesse, « nous aussi avons été esclaves au pays d’Egypte ».
Alain David
Secrétaire de la Licra Côte d’Or
Membre du bureau national.