Enzo Traverso La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur.
La séance s’ouvre avec un peu de retard (l’inévitable temps pour régler les problèmes matériels, installation, consommations…) devant une trentaine de personnes parmi lesquelles à quelques militants de la Licra dont certains du bureau national (Gérard Unger, René Guitton, Françoise et Gil Loeb, Carine Bloch, Corinne Lahmi, Ursula Sarrazin, Estelle Desponds, Justine Mattioli pour le DDV, Fatima Besnaci-Lancou, co-organisatrice de l’événement, et qui veille sur le petit stock de livres mis à disposition du public ) se mêlent des personnalités dont l’engagement militant et intellectuel explique l’intérêt particulier pour le thème débattu (sur le Rwanda, Rafaëlle Maison, professeure de droit international à Paris XI, Géraud de la Pradelle, professeur émérite de droit à Paris X, la Dr Annie Faure, pneumologue, médecin humanitaire au Rwanda entre avril et juillet, pendant le génocide, José Kagabo professeur à l’EHESS, ancien sénateur à Kigali, Michaël de Saint-Chéron, écrivain et philosophe, Joël Chemouilli, avocat, Johanna Linsler, historienne, chercheuse au Mémorial, Mohamed Benkhalifa, avocat, écrivain, expert auprès de l’ONU…
Et pardon pour les amis que je ne connais pas ou que j’oublie : je cherche par cette énumération à mettre en évidence à nos yeux d’adhérents ou sympathisants de la Licra que ces cafés-débats ont une portée sociale et culturelle significative et rapprochent de la Licra des acteurs notables de la société française – une portée militante au meilleur sens du mot, en cela.)
Laissant à Justine Mattioli, présente pour le Droit de Vivre, le soin de rapporter ce qu’a dit Enzo Traverso, je me limiterai, pour les amis qui n’ont pu venir, à résumer ici l’essentiel de ma présentation, qui se voulait descriptive, en même temps qu’elle se proposait d’introduire des questions qui importent, je crois, à une association comme la Licra. Présentation d’abord d’Enzo Traverso, historien, élève et ami de Pierre Vidal-Naquet, professeur à Cornell, et qui a écrit, depuis 1992 treize livres dont l’axe commun est de reconnaître dans la question juive un paramètre décisif de l’histoire contemporaine.
Ce dernier livre d’Enzo Traverso développe une double thèse :
1) la question juive est l’élément déterminant à travers quoi et à partir de quoi s’est constituée notre modernité
2) Nous sommes arrivés à la fin de ce processus de la modernité.
Que signifie que la question juive constitue notre modernité ? Question d’autant plus embarrassante que le mot modernité est lui-même obscur : mais justement à cette obscurité répond celle d’un judaïsme qui, chez certains de ses représentants éminents, ne va plus être pris comme religion ou tradition culturelle, mais au fil de l’histoire, comme dépassant ces traits traditionnels, au point qu’ Isaac Deutscher a pu évoquer des figures de « nicht jüdische Juden » de Juifs non juifs, athées, portant leurs idéaux, leurs talents, leurs créations, au-delà du judaïsme proprement dit, le définissant finalement au niveau de ce à quoi ils se heurtent continuellement, l’antisémitisme. Trois modèles du judaïsme émergent ainsi aux yeux de Traverso, un modèle oriental, avec la figure du Juif paria (l’expression est notamment d’Hannah Arendt), le modèle allemand, où les Juifs reçoivent une reconnaissance intellectuelle et sociale mais où la reconnaissance politique leur est refusée ; le modèle occidental enfin, comme en France, en Italie, en Angleterre, où la reconnaissance politique est également acquise, mais où règne un fort antisémitisme. Ce tableau qui décrit le combat pour la reconnaissance, ponctué par les créations exceptionnelles du monde juif, est cependant celui d’un monde passé, ou pour reprendre un titre de Stefan Zweig, d’un monde d’hier (die Welt von gestern) Un monde d’hier séparé du nôtre par l’holocauste. Monde d’hier aussi parce que, constate Enzo Traverso, l’antisémitisme, s’il subsiste ici et là, n’a plus rien à voir avec ce qu’il a été, n’est plus un élément constitutif des sociétés occidentales. De là le fait que ne pas reconnaître ce tournant, cette entrée dans un monde nouveau, se penser aujourd’hui encore en victime de l’antisémitisme, c’est consentir à ce que le sous-titre du livre désigne comme un tournant conservateur. Mais alors c’est là précisément le moment où le judaïsme cesse d’être la clé de la modernité. Il y a un néo-conservatisme juif, accru encore par la question israélo-palestinienne.
A ce point le livre rentre dans un registre qui donne prise à toutes les polémiques, qui fait lui-même écho à des polémiques qui traversent l’actualité (polémiques pas toujours selon moi portées par les interlocuteurs les plus avisés). Mais je ne crois pas que pour juger du propos d’Enzo Traverso on ait intérêt à se laisser entraîner dans un débat partisan. La discussion qui définit en profondeur ce livre est d’un tout autre ordre. J’évoquerai plutôt pour expliquer ce que je veux dire une distinction que fait un auteur qu’il cite, Karl Popper (philosophe d’origine autrichienne, émigré en Nouvelle Zélande, qui a développé une très puissante philosophie des sciences). Popper pose qu’un énoncé, pour être qualifié de vrai doit pouvoir aussi être déclaré faux, doit être « falsifiable ». « Il pleut » est un énoncé falsifiable, qui peut être déclaré vrai ou faux. « Je t’aime » est au contraire infalsifiable, ou comme le dira Derrida, indécidable – mais alors c’est de l’indécidable qu’il s’agit de décider. L’exemple même que je prends suggère (contre Popper sans doute, du reste) que les énoncés infalsifiables sont les plus importants. Je propose, dans ma lecture, de poser que les énoncés d’Enzo Traverso, sont, au niveau de ce qu’ils ont de plus forts, infalsifiables, indécidables et ouvrent, à l’infini, à la nécessité de décider. Indécidables, notamment, les propositions historiennes, offertes au débat des historiens – mais je ne me risquerai pas sur ce terrain. Et surtout indécidables les propositions concernant le judaïsme. Qu’Enzo Traverso me permette alors de tirer ici un fil qui est selon moi présent dans son livre et qui intéresse sans doute au plus haut point une association pour qui le rapport à l’antisémitisme représente le discours de la méthode de toute lutte possible contre le racisme : ce fil, je l’ai mentionné tout à l’heure, c’est que la question de la modernité est portée par ceux que Deutscher appelle les Juifs non juifs. Ne faudrait-il pas ici se risquer à aller encore plus loin, dans cette direction indiquée par Traverso, jusqu’aux non-Juifs juifs, prendre acte de la suspension du prédicat juif, déchiffrer le judaïsme à même cette suspension. Levinas écrit ainsi, comme dédicace figurant en tête de son œuvre maîtresse : « à la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme ». N’est-ce pas dire, non que la pensée juive, que le fait juif, est celui qui est porté par un Juif, mais que le judaïsme est le signe d’ un indécidable et continue d’affecter, au-delà des Juifs qui ont pu le porter, la modernité : y compris dans le vide – reconnu par Hannah Arendt comme l’incondition même de cette modernité, the gap between past and future – cependant Hannah Arendt, à qui Enzo Traverso consacre tout un chapitre, ne fait, très paradoxalement rien de ce judaïsme qu’elle finit par n’appréhender que dans ses traits sociologiques et historiques. Marque de l’indécidable de la modernité, « juif » n’est pas un prédicat, et il n’y a pour Levinas pas de pensée juive, mais toute la pensée est portée par une inflexion qui ouvre la modernité à l’histoire et au récit (history et story). L’antisémitisme qui appartient au passé, laisse persister, comme le dit Enzo Traverso, ce que Foucault aurait nommé son archive, et sans qu’il soit nécessaire d’imputer à Israël un renversement de valeurs qui transformerait les victimes d’hier en bourreaux, le racisme d’aujourd’hui, la souffrance des victimes (la souffrance palestinienne entre autres) ne peuvent être pris en considération qu’en vertu d’une ouverture à l’altérité qui en soi définit le « fait juif ». En tirant ce fil, donc, n’est-on pas autorisé – et je demande humblement cette autorisation à Enzo Traverso – à ne pas complètement souscrire à ce qui pourrait passer pour une décision trop brutale de son livre (je parlais de la nécessité de décider quant à l’indécidable), déclarer « la fin de la modernité juive ». De rejoindre ainsi cette proposition de Jean-Claude Milner que le judaïsme est à penser dans la disparition même qui a été la sienne dans l’histoire européenne des deux siècles passés. Ce serait là me semble-t-il aller dans le sens de ce qui me paraît être l’une des suggestions absolument novatrice du livre d’Enzo Traverso.