Questions
Nous abordons une troisième partie de cette conférence-débat, la quatrième partie étant effectivement consacrée au débat avec le public. Je voudrais, pour rejoindre les préoccupations de la Licra, d’une façon qui court-circuite certes beaucoup de médiations nécessaires mais dont j’espère cependant qu’elle ne vous paraîtra pas trop artificielle, vous adresser, deux questions.
La première, puisque par ma bouche c’est la Licra qui vous questionne, concerne bien sûr le racisme, dans son rapport au travail. Très sommairement nous percevons les choses de la façon suivante : il y a les phénomènes de discriminations à l’embauche, et de ce point de vue on rejoint la conception classique de la lutte des classes, le racisme est alors perçu comme un élément qui se rajoute au phénomène de l’exploitation de l’homme par l’homme. Pourtant ce n’est pas exactement ce que le militant perçoit sur le terrain. Très souvent, pour ne pas dire le plus souvent, joue le phénomène du petit blanc, le cadre ou le CDI qui s’en prend au CDD ou à l’intérimaire, souvent noir ou maghrébin, et qui s’en prend à lui en mettant en jeu ses origines. Et par rapport à cela toutes les instances de protection, les syndicats, l’inspection du travail, les tribunaux prudhommaux, sont étrangement pudiques, pour ne pas dire étrangement démunis. Cherchez le nombre de poursuites pour racisme sur le lieu de travail, il n’y en a pratiquement pas, alors que le phénomène – j’ose le dire en fonction de ce qui nous remonte – n’est pas rare, pour ne pas dire qu’il est massif. Vos analyses, et en particulier celles qui transparaissent dans l’exposé de ce soir, donnent à comprendre que ce que le militant associatif perçoit comme la réalité d’un comportement anormal et blâmable a des racines plus profondes et plus nécessaires que ce qu’en expliquerait la psychologie. Pourriez-vous dire quelque chose de cette situation – disons de ce que je viens de nommer “pudeur” des instances de protection, et plus généralement de ce qu’on aurait sans doute tort de réduire à sa seule dimension comportementale.
Ma seconde question – j’ai conscience qu’elle est énorme, mais elle nous taraude tous, et je crois vraiment que vous êtes le mieux placé pour en dire quelque chose – porte sur ce qui figurait dans le titre un peu alambiqué de la conférence comme “l’identité à l’époque de la mondialisation”. Vous venez de laisser apparaître dans votre propos une aggravation de la situation du travail, aggravation qui est une expression de ce que nous nommons aujourd’hui mondialisation. La mondialisation, c’est le fait qu’il n’y a plus de repère, qu’il n’y a plus de repère notamment pour les hommes et leur vie, que la souffrance des hommes s’efface et ne compte pour rien, n’est pas, comme on le voudrait, le registre ultime de la valeur et de la vie. Cette absence de repère est vécue aujourd’hui en particulier comme la perte de ce que je suis, de l’identité, avec en contrepartie une frénésie de recherche d’identités fantasmées et sacralisées, de peurs, de ressentiment (je fais allusion avec ce dernier terme au sens profond que lui avait déjà donné Nietzsche à la fin du XIXème siècle) pour des identités en déshérence. Par rapport à cela, à vous suivre, la question du travail apparaît comme un axe de réalité par opposition aux fantasmes. Voyez-vous là une piste crédible pour aborder la question du racisme ? Diriez-vous que, mesurée à cette aune, cette question reçoit aujourd’hui un sens qui n’était pas, ou pas encore le sien, dans les expressions dramatiques qu’elle avait prises au XIXème et au XXème siècle ? En d’autres termes, ou en un mot, sommes-nous devant un nouveau racisme, plus grave car généralisé et sans véritable nom ?