Cher Monsieur Dupont,
Une fois n’est pas coutume, la Licra voudrait exprimer un désaccord avec l’un de vos articles « l’année des Roms ». Non pas que nous lui imputions un quelconque racisme : nous vous connaissons trop, nous connaissons trop l’éthique professionnelle qui vous anime pour vous soupçonner de pensées mauvaises. N’ayant pas eu pour ma part accès au dossier, je suis néanmoins persuadé que ce que vous écrivez est fondé sur les résultats aboutis d’une enquête judiciaire, elle-même menée en rigueur et en équité et avec toutes les garanties qu’offre la République. Et j’imagine qu’un tribunal confirmera prochainement par des condamnations les escroqueries que votre article met en lumière. Ce qui m’inquiète, ce qui inquiète la Licra, c’est l’extrapolation que des lecteurs pressés, eux peut-être mal intentionnés, pourraient effectuer, extrapolation que le petit nombre – 70 – de personnes concernées favorise. Permettez-moi de l’exprimer autrement : imaginons un instant qu’une communauté, de mauvaise réputation, s’installe quelque part, à Dijon par exemple, et, par exemple, des Juifs d’Europe centrale (cela a existé). Parmi eux des escrocs : dirait-on que nous sommes rentrés dans « l’année des Juifs » ? Et que dirait-on si on le disait ?
Cher Monsieur Dupont, il se trouve que j’ai pu approcher personnellement cette communauté de 70 personnes dont vous parlez, et percevoir une détresse, une misère, très étrangères à l’impudente escroquerie qu’avec raison vous dénoncez. Il se trouve aussi qu’à l’occasion d’un colloque à Bucarest j’ai été confronté, un peu, à la condition injuste, effroyable, faite aux Roms en Roumanie. Mais, ces expériences personnelles n’existeraient-elles pas, qu’il me faudrait, en tant qu’Européen, me souvenir de ce qu’a été en Europe le destin tragique des Roms sous le 3ème Reich. Le grand philosophe Levinas enseignait ceci : « j’appelle éthique la sainteté possible ». Le mot « Rom », comme le mot « Juif » n’est-il pas, pour nous désormais, dépositaire, quelle que soit la faiblesse ou l’indignité personnelle des individus, de quelque chose de cette éthique et de cette sainteté ?
Cher Monsieur Dupont : ils sont donc 70 à Dijon. Ces 70 là ( considérons-les ici ainsi, parce qu’ils nous renvoient à un impossible souvenir) traduisent à mes yeux, tout comme d’illustres autres 70 (les « septante » qui, traduisant en grec la Bible, avaient livré à l’Occident la signification du mot « sainteté »), par l’anecdote de leur présence d’errants indésirables, ce qui figure à jamais comme la nécessité profonde où réside l’humanité.