Racisme au travail, Témoignages

Témoignages de Pierre, Alvil, Rachid, Karim, Habibatou, Louisa, Martine, Nordine, Hafid

Pierre est un militaire de 75 ans, à la retraite, adjudant honoraire.  

Pierre voici quelques années que vous avez rejoint la Licra. Avez-vous rencontré personnellement, dans votre carrière, le racisme ?

 » Oh oui. Comme vous le voyez, je suis métis. J’ai commencé à servir au sud Viet-Nam, après la guerre d’Indochine, qui en 56 quand j’ai été incorporé dans les Forces aériennes d’Extrême-Orient, était terminée. J’avais 16 ans.

A cette époque, dans l’armée, les gens comme moi, sans instruction, sans véritables perspectives de carrière, nous étions encore des indigènes, rescapés de la colonisation. Il y aurait mille anecdotes. J’ai bourlingué d’un théâtre d’opération à l’autre (ayant toutefois échappé à la guerre d’Algérie) ce qui veut dire les petites brimades, les humiliations, les mots blessants, qui faisaient partie du quotidien et qui, je vous le jure, s’ils étaient proférés dans la vie civile pourraient chaque fois conduire à des procès.

Où est-ce que j’en suis aujourd’hui : vous le savez, puisque la Licra me soutient dans mes démarches, je voudrais conclure, je voudrais qu’on me reconnaisse mes droits, après tout ce temps, ce qu’il me reste de mes droits.

Il me manque trois mois d’ancienneté que l’armée a oublié de me comptabiliser. En dépit de  démarches multiples, de mes états de service, je me heurte à un mur. Rien !

Même chose pour la médaille de services militaires volontaires, qu’en dépit des promesses, je n’ai toujours pas obtenue – à laquelle j’ai évidemment droit. D’autres – est-ce parce qu’ils sont de la bonne couleur – ont eu moins de mal, ont avancé plus vite dans la carrière, ont fini au moins adjudants-chefs. Quant aux décorations… (il ne termine pas sa phrase).

Le racisme ! Oui, bien sûr, à l’armée, dans une armée qui sortait de la colonisation, je l’ai rencontré. Cela a été le quotidien de ma vie.

Alvil travaille à la SNCF.

Tu es venu à la Licra à l’occasion d’un problème sur ton lieu de travail. En quelques mots, de quoi s’agissait-il ?

 » Il y a huit ans je suis intervenu pour soutenir un collègue victime de propos racistes de la part d’un cadre. Depuis, je n’ai pas avancé dans ma carrière. On me fait faire des remplacements correspondant à des postes bien au-dessus de mes qualifications officielles, souvent de longs remplacements. Mais on ne me donne pas les titres. Alors que d’autres arrivés après moi avec des qualifications moindres évoluent, moi je stagne. Et ça dure depuis huit ans. J’ai tout essayé, démarches syndicales et tout. Mais on me donne de fausses raisons. Il n’y a rien, professionnellement à me reprocher, pas de fautes, même pas un retard. Et dans mon service je suis le seul maghrébin

[la Licra a fait une démarche auprès du service. Il nous a été répondu que l’évolution de carrière d’Alvil était normale : ce qui, au regard de la situation telle que nous avons pu l’appréhender en consultant les tableaux de service, est pour le moins discutable. Nous avons conseillé à Alvil de porter l’affaire, dans un premier temps, devant le tribunal des Prudhommes, pour vérifier qu’il n’y a pas d’anomalie du point de vue du droit du travail. Si le tribunal lui donne raison nous pourrons poser la question de la discrimination].

Habibatou est vétérinaire dans un village à une soixantaine de km de Dijon.  

Après des études en Allemagne, elle a renoncé à retourner en Afrique, n’ayant pas la possibilité matérielle d’y exercer. Dans son village elle a rencontré, un par un tous les préjugés qu’on peut imaginer dans un village de la France profonde :

« Vous imaginez, une Noire, diriger un cabinet de vétérinaire ! Et une femme de surcroît : comment est-ce que je pourrais accoucher les vaches. Mais j’ai dû renoncer à aller sur le terrain, pour cette partie du travail. J’ai eu aussi des difficultés avec un associé. Bon, il faut que je m’y fasse, que je fasse avec. »

Martine a travaillé à l’infirmerie d’un établissement scolaire de Dijon.

Toujours près des élèves, attentive aux situations humaines, elle n’a jamais cédé sur les questions de principe, n’hésitant pas à tenir tête  à l’administration.

L’année dernière il y a un incident, des parents la mettent en cause sur l’assistance qu’elle porte à un élève. L’administration lui tombe dessus : « mais ce qui m’a fait vraiment mal, c’est l’absence de soutien des collègues, le vide autour de moi : tout d’un coup j’ai compris ce que j’étais : pas une femme, pas une syndicaliste, pas une femme de gauche, une militante : juste une Arabe. »

Nordine

Nordine, une trentaine d’années, qui a fait des études assez poussées, un BTS, une réelle culture littéraire, s’est retrouvé cuisinier à l’hôpital de Dijon. Il a été pris dans un véritable tourbillon, ce qu’on appelle, à la lettre,  du harcèlement.

« Quelques-uns de mes collègues ont tracé autour de moi un cercle, infernal. Je dépendais d’eux pour tout, pour le service, pour les horaires, j’étais de toutes les corvées et toutes les fautes m’étaient imputées, et même on en inventait contre moi.  Et je ne parle pas des mots, des blessures au quotidien, des injures racistes. Je ne m’en sortais pas, j’ai craqué, plusieurs fois. J’ai dû divorcer. J’essaie encore de tenir, pour ma petite fille… »

[ La Licra est intervenue auprès de la DRH de l’hôpital, un conseil de discipline a été réuni, des sanctions prises, Nordine a changé de service. Mais les dégâts commis sont-ils réversibles ? Il a actuellement quitté Dijon. On lui souhaite bonne chance, et du courage. ]

Hafid.

Hafid est pharmacien dans un hôpital de la région dijonnaise. Lui aussi sur place rencontre tout d’un coup le préjugé : un collègue, médecin, nouvellement arrivé, sur lequel il avait d’ailleurs fait un rapport favorable qui a permis son admission, va constituer avec le directeur de l’hôpital une sorte de duumvir qui oriente les décisions et organise contre Hafid tout un système de brimades, et en fin de compte sa mise à l’écart. Des propos racistes sont tenus. Un rapport syndical sort, qui soutient Hafid, mais cela ne suffit pas.

Sa situation aujourd’hui est précaire, lui-même se sent très atteint, cherche à partir, ce qui n’est pas facile, il a une famille, une maison, et le sentiment de son bon droit. L’un des avocats de la section lui a conseillé de porter plainte. Mais juridiquement le dossier n’est pas évident à traiter.

Rachid.

Rachid conduit un bus à l’équivalent dijonnais de la RATP, « Divia ». L’année dernière il a un accident : un homme ivre se jette sous le bus. Traumatisé Rachid fait une dépression. Après quelques mois d’arrêt il revient, pour se heurter au harcèlement d’une collègue qui ne manque pas une occasion de revenir sur l’accident, sur quoi elle le sent vulnérable, et mettant en avant sa situation d’immigré. Rachid est actuellement de nouveau en arrêt, en dépression.

Karim.

Karim, 36 ans, travaille comme gardien aux services de sports de la ville. Un responsable de club s’en prend à lui, et sentant la brèche, le harcèle : « petit Arabe, on ne va pas subir la loi des bougnoules etc. » Karim craque, croiser son harceleur devient pour lui une hantise, un cauchemar. Il demande l’intervention de son chef de service. La médiation est équivoque.

La Licra intervient auprès de l’adjoint des sports. Le responsable des incidents est éloigné, mais Karim doit changer de service. Pour lui la solution n’est qu’à moitié satisfaisante, d’autant plus qu’elle engendre un sentiment dans son environnement de travail : « il est fragile, il fait une histoire pour pas grand-chose, on ne peut rien leur dire… »

Nous avons tellement d’autres témoignages. La plupart présentent une caractéristique commune : des situations de psychodrame liées au face-à-face qu’entraînent les conditions de travail, aux rapports de pouvoir mal dominés qui s’installent, dérivent, tout naturellement si on peut dire, en situations de racisme, dans lesquelles souvent la victime est isolée et voit se refermer sur elle un cercle infernal par rapport auquel elle réagit comme elle peut.

Et cela est vrai dans tous les milieux, quel que soit le degré d’instruction de la victime (un pharmacien à l’hôpital, un vétérinaire, sont tout aussi fragilisés qu’un agent hospitalier ou un agent municipal) : c’est chaque fois la société tout entière, le monde, qui leur tombe sur la tête. La solution est chaque fois d’essayer de sortir du psychodrame, de rétablir le regard extérieur, républicain.

Mais c’est rarement facile.

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