Samedi 29 mai une manifestation a été organisée à Dijon pour protester contre l’assassinat de Saïd Bourarach le 30 mars dernier. S’il ne s’était agi que de s’incliner devant la victime, marié et père de famille, de s’indigner d’une injustifiable violence, de demander que la justice passe le mieux possible et dans les meilleurs délais, on n’aurait pu que fraterniser avec les manifestants. Mais le propos était bien ailleurs : ce qui était en accusation, c’était le supposé « sionisme » des agresseurs, présentés comme des « militants extrémistes juifs », soutenus de surcroît par la presse et les autorités, et assassinant un musulman au vu de sa seule appartenance religieuse. Même s’il s’avérait demain que les meurtriers – les présumés meurtriers, puisque l’enquête est en cours – sont tout cela, il n’en resterait pas moins qu’ils sont actuellement arrêtés, qu’aucun jugement n’est encore tombé, et qu’il est donc un peu tôt pour crier au déni de justice. Mais les manifestants ne faisaient pas que réclamer pour Saïd Bourarach une justice qui lui aurait été refusée : ils prétendaient s’élever contre l’ « islamophobie », cause directe du crime. Et ils ne faisaient pas que s’élever contre l’islamophobie, ils visaient de surcroît « l’extrémisme sioniste », comme s’il fallait voir dans un tel extrémisme l’origine de toute islamophobie. Mais où avaient-ils trouvé que les meurtriers (présumés) étaient des membres de groupes extrémistes et racistes ? Ce n’est certes pas l’enquête – suspecte d’ailleurs à leurs yeux, et de toute façon non terminée et assujettie au secret de l’instruction – qui a pu le leur apprendre. La réponse, évidente à travers certains slogans, est celle-ci, et elle est infiniment préoccupante : les agresseurs étaient juifs, donc sionistes, donc extrémistes. Le message subliminal, mais clair, est alors le suivant : le véritable danger dans la société française n’est pas à chercher auprès de quelques supposés fondamentalistes des banlieues, il a pignon sur rue, il est dans la classe dominante de la société, il se confond avec le sionisme – extrémiste par nature – et les juifs – sionistes par identité et riches par définition.
Tout cela renvoie à des choses affreuses et bouleverse le Républicain et le militant associatif que je suis. Ceux qui manifestaient n’étaient certes qu’une faible minorité, mais enfin ils exprimaient sans retenue un propos empreint d’un antisémitisme d’un autre âge – on est extrémiste et raciste parce que sioniste, et sioniste parce que juif. Antisémitisme que l’on retrouve encore dans ces affichettes qui commencent à couvrir, en toute illégalité, les murs de nos villes, appelant au boycott des produits venant d’Israël, « état raciste », mais appel qui est régulièrement interprété comme un boycott des produits supposés juifs : en avril 1933, des affiches répandues un peu partout en Allemagne disaient « Deutsche, wehrt euch, kauft nicht bei Juden », « Allemands défendez-vous, n’achetez pas chez des Juifs ». Il serait salutaire que, quoi qu’il en soit de la justesse qu’ils prêtent à la cause qu’ils croient défendre, ceux qui s’engagent dans les slogans de la manifestation de samedi, ou dans l’entreprise immaîtrisée du boycott des produits juifs, aient conscience des risques qu’ils acceptent, vis-à-vis de la morale et vis-à-vis de l’histoire, et envisagent l’hypothèse qu’ils sont peut-être en train de perpétrer une très mauvaise action.
Alain David
PS L’article précédent était déjà sous presse lorsque sont arrivés les dramatiques événements de la nuit de dimanche à lundi, où un commando israélien a tué vingt personnes d’une flotille humanitaire. Cet événement, la Licra le proclame sans réserves et sans nuances, et sans essayer de le contextualiser politiquement, est un drame. Il n’aurait jamais dû se produire et il n’y aurait jamais dû y avoir ces morts, les responsables politiques qui ont permis ce drame ont commis une faute incompréhensible et inexcusable.
Mais également cet événement tragique est une raison supplémentaire pour demander, pour implorer, tous ceux qui en France et ailleurs ont, à un titre ou à un autre, la possibilité de se faire entendre, d’être extrêmement prudents, de souligner que « juif » ne veut pas dire « sioniste » (bien des juifs ne sont pas « sionistes », et néanmoins l’un des slogans qui a traversé la manifestation de samedi fut que Ilan Halimi, loin pourtant de tout engagement politique, était « sioniste »), et même (qu’on entende aussi cela) que « sioniste » ne signifie pas « extrémiste », « raciste » ou « assassin ». Il ne faut pas que la réprobation qui à juste titre accompagne la mort dramatique et inutile de ces vingt personnes soit une occasion supplémentaire d’une recrudescence de l’antisémitisme. N’oublions pas que derrière l’antisémitisme il y a le racisme ; ni que le judaïsme, comme l’islam, comme le christianisme, imprègnent notre civilisation commune jusque dans son athéisme, et font du respect de la vie la valeur essentielle. Préservons au moins cela.