Qui sont les supplétifs dans l’histoire algérienne ?
Il existe une tradition de l’histoire militaire française qui consiste à lever des supplétifs depuis l’armée d’Afrique. Dès la conquête de l’Algérie on a enrôlé des indigènes dans l’armée régulière française à des fins de surveillance, de ravitaillement, de traduction, mais également pour connaître les mœurs des autochtones. C’est là une vieille tradition militaire française de la colonisation de l’Afrique du Nord, un élément très ancien sur lequel il convient toujours de réfléchir.
Un deuxième aspect concernant les troupes supplétives est que leur enrôlement est lié à une faiblesse démographique, des effets de faiblesse quant à la conscription dans l’armée française. A partir du début du XXème siècle, bien avant la guerre de 14, il y avait déjà des problèmes démographiques faisant obstacle à la constitution d’une armée régulière suffisamment forte pour être présente sur les territoires d’outre-mer. On a donc eu recours aux forces supplétives, auxiliaires, dans la mesure précise où on rencontrait des problèmes d’ordre démographique avec l’armée de conscription.
Un troisième aspect est que l’armée française est un instrument de promotion sociale pour les indigènes, particulièrement après la première guerre mondiale. Par la suite, en se rangeant aux côtés de l’armée française il sera possible de bénéficier d’une protection sociale, d’une élévation culturelle, d’entrer aux enfants de troupe, d’être, culturellement, socialement, en contact avec les casernes. Il y a cette volonté-là chez ceux qu’on appelle les indigènes, cette volonté d’entrer dans l’armée en tant que supplétifs. Et puis il ne faut pas oublier que l’armée c’est également la possibilité d’accéder à la nationalité française dans la mesure où il existe toute une série de décrets et de lois qui permettent d’accéder à cette nationalité pour peu que l’on soit entré dans l’armée où que l’on se soit rangé à ses côtés. Dans la mesure où l’on peut faire état de services rendus à l’armée, on accède plus facilement à la nationalité. Ce sont là des éléments qui ont de l’importance sur la longue durée. Il ne s’agit donc pas d’une histoire qui commence brusquement avec la guerre d’Algérie. Il y a bien cette tradition des supplétifs, cette présence aux côtés de l’armée française, cela depuis les origines de la conquête coloniale.
Ce phénomène cependant s’amplifie après la seconde guerre mondiale dans la mesure où l’armée française s’est encore affaiblie sur le plan social, militaire, démographique. Ceux qui sont envoyés en Indochine et dans les territoires lointains sont surtout des indigènes coloniaux. Car il y a la possibilité de trouver dans les guerres coloniales une promotion sociale et culturelle : parce que la France est affaiblie. Parce que, socialement, politiquement, son empire ne correspond plus à sa taille réelle, à la taille réelle de la métropole. Le recours aux troupes supplétives s’impose donc de manière évidente, normale, de plus en plus massive. Au moment où commence la guerre d’Algérie l’expérience indochinoise des supplétifs est déjà très forte : ce fait de pouvoir disposer à côté de l’armée régulière de troupes auxiliaires qui prennent en charge des territoires jugés lointains et inaccessibles. Le premier à avoir cette idée-là en Algérie est Jean Servier, ethnologue de formation. Comme Germaine Tillion, Jean Servier a travaillé dans les Aurès. Le premier il a eu l’idée d’armer des paysans, leur disant de se protéger eux-mêmes et, sans entrer pour autant dans l’armée, de renseigner l’armée. Mais c’est là tout le problème des supplétifs : ils sont au service de l’armée sans être à l’intérieur de l’armée. Ils restent des indigènes et ne sont pas citoyens à part entière. Pendant la guerre d’Algérie les indigènes sont devenus supplétifs par stratégie, pour pouvoir survivre économiquement, par souci de sécurité, en se mettant à l’abri du drapeau français. Fondamentalement c’est la sécurité qu’ils voulaient.
Comment passe-t-on d’un camp nationaliste au camp français ?
L’entrée en masse des paysans dans le FLN ne commence vraiment qu’en 1956. Jusque là, mis à part quelques endroits dans les campagnes où les nationalistes existaient, les nationalistes n’étaient que dans les villes. Progressivement la parole nationaliste va se répandre dans les campagnes. Mais cela va prendre du temps, au moins deux ans. Ce n’est guère qu’en 1956 que le nationalisme rural deviendra effectif et prendra son essor. Et pendant ce temps des paysans se sont enrôlés aux côtés de la France. Puis progressivement les familles vont commencer à être touchées par la propagande politique du nationalisme : notamment par l’intermédiaire de la radio sawt el ahrab dont les émissions s’inspirent de la révolution nassérienne. L’année 1956 est en effet l’ère du leader égyptien Gamal Abdel Nasser, la date de la nationalisation du canal de Suez : tout cela aura un immense retentissement, y compris dans les masses paysannes. A cela il faut ajouter l’introduction de la dimension religieuse que le nationalisme politique réactive à son profit. Tout ce qui se passe dans le reste du monde arabe, en Syrie, en Egypte, le nationalisme politique d’origine urbaine, est désormais présent dans les campagnes et va susciter un patriotisme rural, fondamentalement religieux. Des fractions de plus en plus importantes de la paysannerie vont se rallier au nationalisme, tendance qui va trouver sa logique propre dans la suite de la guerre. Avant 1954 en effet le monde paysan se reconnaissait dans un patriotisme local, de la petite patrie, du village, de la vallée. Il ignorait, contrairement aux villes, contrairement aux intellectuels, le jacobinisme de la nation, se cantonnant au contraire dans des pratiques locales, religieuses et superstitieuses. Il est pour moi évident que ces conceptions ne changent qu’à partir des années 56, 57, 58…
Le passage s’opère progressivement, on peut le constater, d’un camp à l’autre – même s’il est inexact de parler de camp. Il y a les problèmes du village, de la famille, de la tradition, de confréries religieuses, de tribus… Et alors des partages : vous pouvez voir ainsi le basculement d’un village vers le FLN. Comment s’opère-t-il : par des motivations politiques et religieuses, mais aussi par la terreur. Les gens se disent : si je ne marche pas avec le FLN je risque d’y passer aussi. Il y a donc un mélange de conviction et de soumission.
C’est également sur ce terrain que se déroule le combat avec l’armée française. A partir de 56/57/58 cette dernière rentre en Algérie, territoire immense, délaissé par la France sur le plan administratif, pour en faire, d’une certaine manière, la conquête. Elle pénètre le pays en profondeur pour essayer précisément de reconstruire, ou de construire, un contrôle administratif français et ainsi de faire échec au nationalisme algérien : et là débute, entre l’armée et le FLN, l’escalade de la terreur et de la contre-terreur, une course en avant des violences et des actes d’intimidation exercés sur la population civile paysanne. A cela s’ajoute un paramètre qui complique encore ce paysage : le problème du messalisme, un autre nationalisme, opposé au FLN. Ainsi d’anciens combattants du FLN ou du MNA peuvent basculer du côté de l’armée française comme supplétifs, la dynamique de la guerre, le hasard des violences, décide des engagements d’un côté ou de l’autre. L’exemple le plus spectaculaire et qui explique le mieux la question est celui du massacre de Melouza, du 28 mai 1957. 374 villageois sont égorgés à minuit dans un village par une unité de l’ALN/FLN, dirigée par le colonel Mohammed Said. Et pourtant le chef de ce village était acquis au nationalisme, à l’idée d’indépendance. Cette pratique de la terreur à l’encontre des civils aura comme conséquence la dislocation du MNA : certains de ses membres restent fidèles à Messali Hadj, une petite fraction va rejoindre le FLN, par peur, mais la majorité se retrouvera dans l’armée française. Melouza est à cet égard réellement une date charnière. Même si les exactions du colonel Amirouche à l’oued Amizoure avaient été terribles, Mélouza a eu une portée plus importante parce que très médiatisée par la France : la nouvelle de Mélouza s’est répandue comme une traînée de poudre en Algérie, mais également en France, où il y avait des immigrés originaires de la région. Le fait lui-même a frappé par sa soudaineté, sa violence. Mélouza a décidé de beaucoup de choses. On peut parler d’une frontière idéologique, c’est là qu’on a vu ceux qui voulaient se ranger du côté du FLN et du côté français. Entre les deux Messali a perdu, ses partisans vont rejoindre Bellounis, à Djelfa, dans le Sud Algérien. Sinon, il ne reste, face à face, que le FLN et l’armée française.
Nous sommes alors fin 57, début 58 : il a fallu quatre ans pour arriver à cette situation. Certes, l’intérêt de faire de l’histoire est de constituer des séquences, sans quoi on a l’impression que tout est écrit d’avance, que certains sont pour la France, d’autres contre la France. L’histoire, c’est ainsi des choix, des décisions, des motivations qui s’opèrent sous le feu d’événements qui quelquefois échappent aux acteurs eux-mêmes, qui leur sont imposés. Toutefois on peut dire qu’à partir de l’année 58 et jusqu’à l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, les choses sont claires et que l’on sait, grosso modo, qui est qui. Il a fallu pour cela quatre années. La ligne Morice construite en 1957 entre en compte dans ces choix. On ne peut plus rentrer de l’extérieur pour alimenter les maquis algériens : donc il y a un affaiblissement des maquis de l’intérieur et un renforcement de l’armée au frontières, qui va gonfler en effectif et qui va devenir très forte sur le plan politique. Nous sommes en 58, et c’est une autre séquence d’histoire qui va commencer. Cette armée des frontières a une idéologie politique socialiste, la volonté de retourner à l’authenticité rurale afin de construire le socialisme : c’est la théorie de l’encerclement des villes par les campagnes. On pensait que l’armée des frontières était corrompue, avait de l’argent. Mais c’est le contraire qui est vrai, ils étaient ascétiques. Boumediene qui était aux commandes prônait le retour à l’authenticité du paysage, ce qui signifiait qu’il faudrait se défier des villes, porteuses comme telles d’une idéologie occidentale dégradante et trouver au contraire les éléments de la révolution dans la pureté des mœurs paysannes et des luttes campagnardes.
Progressivement l’armée de l’intérieur va être asphyxiée, l’armée française a le sentiment de remporter la victoire. A partir de 1959, avec le plan Challe, beaucoup d’hommes deviennent des supplétifs. Les gens de la campagne ont le sentiment que la victoire française est proche, que les militaires français ont gagné, que la ligne Morice est infranchissable, que l’armée des frontières ne peut pas rentrer et qu’elle est affamée. L’année 1959 voit aussi la mort des colonels Amirouche et Si El Haoues, responsables importants, emblématiques, de l’ALN de l’intérieur ; que la victoire française se dessinait. Si en 1957 on avait pu avoir le sentiment que le FLN était en mesure de contrôler les campagnes, ce n’était plus le cas en 1959. Mais de Gaulle, qui avait une vision stratégique, avait un tout autre sentiment : l’armée de l’intérieur était affaiblie, mais une armée de 100000 hommes attendait aux frontières, l’immigration était entièrement sous le contrôle du FLN, en outre il y avait l’isolation diplomatique de la France, à l’ONU, devant la ligue des états arabes, dans le monde socialiste. Il fallait sortir du bourbier. L’écrasement militaire n’était qu’une stratégie pour pouvoir négocier avec le FLN, non la possibilité de rester en Algérie. Mais les supplétifs ne savaient pas cela.
Bien que l’Etat français se préparât à négocier l’indépendance avec le FLN, l’armée, paradoxalement, continuait de recruter des supplétifs. Comment expliquez-vous cela ?
Le problème est que jusqu’en 69 les officiers supérieurs de l’armée française font entièrement confiance à de Gaulle dont les discours sont en fait une manœuvre à usage externe. A lire les archives de l’armée on s’aperçoit que de réunion en réunion de Gaulle rassure les militaires, tient des discours de propagande. Pendant toute l’année 1960 ils ont le sentiment d’aller vers la victoire militaire avec le plan Challe, et que de Gaulle reste leur allié, qu’il assure le poids de la conduite de la guerre avec un discours politique à l’usage du monde extérieur. Ce n’est qu’à la fin de 1960 et au début de 1961 que les hauts dirigeants de l’armée française commencent à réagir en se demandant s’ils n’étaient pas dans une autre histoire. D’où le putsch d’avril 61. Il y a à ce moment un ralentissement du recrutement des supplétifs et des divisions très profondes dans l’armée française. On avait sous-estimé à l’époque ces fractures profondes. A l’été 61 tout était presque fini, les commandos de supplétifs ne représentaient pas grand-chose, mais ils avaient à l’époque un grand impact médiatique dans la population algérienne, parce qu’ils étaient en première ligne dans les combats, en particulier en 1959.
Dès le cessez-le-feu du 19 mars 62 les supplétifs ont été abandonnés. Pourquoi selon vous ?
A mon sens il y a eu un tas de raisons. Pour ma part je retiendrai, pour la période de mars à juin 62, une raison principale qui est la peur, au plus haut sommet de l’Etat, la peur de Louis Joxe, la peur de de Gaulle même, qui craignaient que les Harkis n’aillent rejoindre l’OAS. De très mauvaises informations circulaient dans les plus hautes sphères. Beaucoup de données sur les choix, les promesses etc…n’étaient pas prises en compte. On avait le sentiment que tous ces gens armés pouvaient se retourner contre le pouvoir politique, aller rejoindre les bataillons de l’OAS, les groupes en dissidence. Et alors, c’est comme cela, il y avait toujours et encore cette sempiternelle dictature de l’urgence dans la décision politique.
Le drame fut qu’après l’indépendance tout était joué. Une fois les décisions politiques prises, entre mars juin et juillet, les gens étaient sur place, désarmés, abandonnés. La suite est une autre histoire, terrifiante : les massacres, les règlements de compte, les représailles, toutes ces décisions prises par le FLN. Pour le pouvoir politique français, dès que l’on sort de l’été 62, c’est fini, la guerre est finie, on ne s’occupe plus de ça : ni les Harkis, ni les Pieds noirs, ni les Algériens. A l’époque on avait mis les Harkis et les Pieds noirs dans le même sac, alors que ce n’était pas du tout pareil : c’est ça le drame de cette histoire. Les Européens d’Algérie étaient de petits commerçants, des artisans, des fonctionnaires, des gens, qu’on le veuille ou non, qui étaient intégrés dans la société française, même s’ils étaient de condition modeste. Ils étaient français. Les Harkis étaient quoi ? Du point de vue social ils étaient écrasés, tout au bas de l’échelle. Ils étaient fondamentalement des paysans, sans qualification professionnelle, ils n’étaient en rien placés dans les mêmes conditions sociales que les Pieds noirs, ils n’avaient aucun accès aux codes de compréhension de la France. Entre l’instituteur européen, français depuis trois générations et le Harki, villageois, ayant accédé en 1958 seulement à la nationalité française, le rapport à la société française ne se faisait que par l’intermédiaire d’un officier : rien d’autre ! Il ne se faisait pas à l’intérieur des villes. Il n’y avait pas de points de repères communs. Le drame des Harkis est une question sociale. L’abandon des Harkis relève à la fois de la méconnaissance de l’univers de l’Algérie et d’une peur politique : tout cela arrive en même temps, se mêle, en très peu de temps : quelques mois seulement, de mars à décembre 62. C’est ça qui a été terrible, cette rétraction du temps. Il faut faire aussi entrer en ligne de compte le critère de classe. On se dit : « ce ne sont que des paysans ! » On les abandonne parce qu’ils sont pauvres, musulmans, parce qu’on ne les connaît pas ! Ca fait beaucoup, et c’est terrible. On a aussi le sentiment qu’ils ne sont pas nombreux, face aux millions de Pieds noirs. Comment trouver du travail, des logements aux Pieds noirs, qui sont une clientèle sociale qui vote, qui sont français depuis longtemps, depuis 3, 4, voire 5 générations ? On sait que le petit nombre de Harkis français n’ira pas voter les premières années, alors que pour les Pieds noirs, ils vont se mobiliser électoralement et qu’il faut donc s’occuper d’eux. Les Harkis sont au bas de l’échelle, ils n’ont pas d’élites, ils n’ont pas d’intellectuels : or un groupe a besoin d’intellectuels pour se défendre, il lui faut une traduction politique. S’il ne l’a pas, il n’est pas défendu. Les Algériens ont commencé à se défendre parce qu’ils ont construit leur propre intelligentsia. Beaucoup d’intellectuels algériens sont devenus des nationalistes, après 45, après Sétif, de Kateb Yacine à Mouloud Memmeri. Ils étaient capables de parler de leur cause au niveau international. Qui pouvaient parler pour les Harkis, à part leurs officiers, qui n’étaient pas de grands intellectuels ? Cette espèce d’abandon terrible réveille, après coup, la mauvaise conscience, le retour du refoulé, le souvenir de la tragédie qui revient. Plus on a occulté la mémoire, plus on a été indigne, et plus fortes reviennent les choses. Après, il y a le problème de l’abandon et de la trahison, tout cela qui revient, de manière obsessionnelle, parce que les Harkis sont les témoins muets de la tragédie finale : ça c’est terrible pour la société française, ça semble proprement incroyable. Les gens se disent : « mais comment on a pu faire ça ? Comment a-t-on pu abandonner des gens qui étaient pour la France, qui se sont faits massacrer, qu’on a mis dans des camps, qu’on a oublié, et qui un jour se sont révoltés ? » Et ça traverse toutes les couches de la société et des politiques, de droite comme de gauche, parce que ça apparaît 50 ans plus tard, comme un symptôme très grave de ce qu’a été la fin, tragique, de cette histoire coloniale.
Pour l’abandon et le massacre des Harkis peut-on parler de crime contre l’humanité ?
Je ne voudrais pas me prononcer.
En 2007 pendant la campagne électorale présidentielle, Nicolas Sarkozy, François Holande, promettent de reconnaître la responsabilité de l’Etat français : qu’en pensez-vous ?
Pour la reconnaissance de l’abandon par les politiques, le temps de latence de l’histoire a passé, et la reconnaissance vient avec le temps qui passe. Il y a un deuxième aspect, qui est un phénomène classique , récurrent, qu’on connaît dans toutes les catastrophes historiques : dans le cas des Harkis c’est le combat livré par leurs enfants, et ça, c’est beaucoup ! Ceux qui n’étaient pas en situation d’être représentés le sont maintenant, et ça change tout. A la fin des années 80, au début des années 90, il y a eu le commencement d’une élite politique et culturelle, qui va se pencher sur son histoire, essayer de comprendre les pères ou les grands-pères. A partir de là, tout change. Il ne s’agit pas seulement d’une histoire de la société française : pour qu’une histoire existe il faut qu’elle soit portée par un groupe, sinon elle disparaît. La parole de l’historien elle-même peut se perdre. La reconnaissance d’un génocide, de crimes, d’un abandon, d’une trahison, doit être portée par des groupes. S’il n’y a pas de personnes physiques capables de porter une histoire, celle-ci disparaît. Il y a comme ça des drames de peuples qui ont disparu. Là, en l’occurrence, ce n’était pas le cas. Dans les années 70 les révoltes des enfants harkis ont été sans traductions culturelles et politiques. Ce ne fut pas le cas dix ou vingt ans plus tard où une élite culturelle et sociale va apparaître et se pencher sur son histoire, et, de manière très difficile, faire apercevoir un travail culturel, historique, politique qui a commencé à porter ses fruits. Cela change tout. Jusqu’ici cette histoire n’existait pas en elle-même, n’avait pas de singularité. Elle était enfouie dans l’histoire de l’ Algérie française. Ce désenclavement de l’histoire des Harkis a pu faire en sorte qu’elle devienne connue en tant que telle. Je pense que cela a permis à tous les politiques de se tourner vers elle. On est à présent dans une autre dimension de l’histoire des Harkis. On est sorti du silence d’il y a encore quinze ou vingt ans, période où l’on parlait encore de relégation, d’oubli, de tabous. C’est fini , tout cela. La question est maintenant politique. Qui aujourd’hui oserait dire encore que la question harkie est taboue ? Personne !
Et l’Algérie, dans tout cela ?
L’histoire des Harkis fait partie du passif franco-algérien. Il faudrait que les Algériens reconnaisse eux aussi ce qui s’est passé au cours de cette histoire. Qu’ils en établissent les causes. On rentre ici dans une autre discussion, qui est une histoire algéro-algérienne, qui est l’histoire de la mémoire algérienne par rapport au nationalisme algérien, aux affrontements intérieurs, par rapport à la question paysanne, ) ma construction de l’Etat algérien, à sa légitimité. Ce sont là des questions très lourdes qui touchent au problème de l’Etat-nation. Là aussi il faut dépassionner. Il y a des tas de choses qui ont été faites, comme des films, dont celui de Rabah Zanoun (Le choix de mon père), les travaux de Fatima Besnaci-Lancou avec Gilles Manceron, des livres circulant par le biais de l’immigration, des colloques…Ca commence, on n’est qu’au début d’un processus. Mais l’histoire des Harkis est un point très important. Dès les années 90 des intellectuels se sont posé la question de savoir pourquoi des paysans en armes n’ont pas rejoint le nationalisme algérien. C’était bien sûr embryonnaire. Le problème de fond était le rapport à la France, acceptant ou non le système colonial. Car la tragédie des Harkis est prise dans l’étau du système colonial. Qui sont ces hommes ? D’où viennent-ils ? De quelle histoire sont-ils le produit ? C’est cela qui fait, depuis une dizaine d’années, avancer la question d’une manière fondamentale : on sent que l’histoire des Harkis se réinsère dans l’histoire plus générale de la colonisation. Leur singularité vient de l’histoire coloniale et pas seulement de celle de l’Algérie française, et ça, c’est nouveau.