Les faits sociaux ne sont pas des choses

Conférence, dimanche, du sociologue, spécialiste du Front national, Erwan Lecoeur, devant le Conseil fédéral de la Licra. Il nous nourrit, nous abreuve : comme s’il en pleuvait, des faits, des statistiques (mais, comme disait l’autre – Disraëli  – three kinds of lies : lies, damned lies, and statistics), souvent pour confirmer quelques évidences premières (par exemple, que le vote Front national est  protestataire plutôt que rationnel ; que les gens des cités vont moins voter que les autres ; que les diplômés votent moins FN que les non diplômés… Parfois des éléments moins attendus apparaissent : les femmes votent moins Le Pen que les hommes, le vote communiste ne se reconvertit pas facilement en vote d’extrême droite…)


D’autres éléments laissent songeur : en-dessous de 2000 € par mois on voterait davantage FN ; est-ce qu’on veut suggérer que le vote pour les extrêmes est celui des plus pauvres : oui mais le salaire médian – autant de personnes en dessous que au-dessus – est de 1600 €. Ceux qui retiennent cette statistique ont-ils une idée de la valeur de l’argent en France  – dans le cadre cossu du Novotel, où nous avons séjourné ce dimanche ? Ou bien cet argument (« réaliste » justement parce qu’il oublierait l’éthique ?) que les immigrés loin de l’appauvrir enrichissent la France : comment recevoir cela ?

Car comment esquiver cette contrepartie que si le hasard faisait mal les choses et que c’était l’inverse on serait bien attrapé : la conclusion serait, logiquement, de ne pas accueillir davantage que nos capacités  ne le permettent – la France ne peut pas etc… Nous voilà bien,  où est la solidarité humaine, l’éthique. Quant au droit d’asile, il est dans de beaux draps.  Et encore, ceci (qui apparaîtra dans le débat après le départ d’Erwan Lecoeur, à la fin de la journée, et qui formulé de bonne foi, repris par des bouches insoupçonnables, des amis que j’estime, me laisse accablé) : 43% des musulmans nourrissent des sentiments antisémites (Cevipof) : que faire d’une telle phrase. Ne ressemble-t-elle pas comme deux gouttes d’eau à celles pour lesquelles on a poursuivi, fort justement, et fait condamner Zemmour ? Certains dimanche ont voulu protester : « mais ce sont des faits » leur répond-on, il faut avoir le courage d’affronter les faits ».

Nous voici au cœur du débat : des faits, certes, mais quels faits ? Qu’est-ce qu’un « fait » ? Je me rappelle ici la formule d’un ancien du Collège de sociologie des années 30, Jules Monnerot (pourtant très à droite) : « les faits sociaux ne sont pas des choses » – phrase qu’il opposait à la célèbre déclaration de Durkheim, « traiter les faits sociaux comme des choses ». Eh bien non, les faits sociaux ne sont pas des choses, ils ont par ex (c’est ce qu’on a fait valoir avec Zemmour) une valeur « performative » (un terme du philosophe anglais Austin : dans le jargon actuel,  « auto-réalisatrice » : par ex un  président de séance peut annoncer : « la séance est ouverte », sa phrase  n’a pas la même signification – performative – que celle du journaliste qui dit « la séance est ouverte » – formule seulement « constative »). Donc, « 43% de Musulmans antisémites » est peut-être un constat, mais ce n’est pas un constatif, cette phrase induit toutes sortes de conséquences immaîtrisées, d’hostilité, de stigmatisation, de tension sociale. Elle est elle-même à mettre en rapport avec d’autres phrases performatives etc… Autrement dit (je voudrais faire valoir cette leçon, face à un usage intempestif des sciences sociales) pour se tourner vers les faits sociaux il faut beaucoup de précautions, beaucoup d’attention à l’humain, à son histoire, à cette manière dont les mots disent toujours davantage que ce qu’ils disent, il faut beaucoup de littérature, beaucoup d’humanisme, beaucoup de culture. Aussi retiendrai-je, peut-être un peu contre lui, l’une des conclusions de Erwan Lecoeur (qui coïncide avec l’une des recommandations de l’Alice de Lewis Carroll – et déjà de Platon) : se rendre responsable du sens. La crise est celle du sens, la crise économique n’est que seconde. Se rendre responsable du sens, donc, et diffuser, enseigner cette responsabilité. Mais alors cela veut bien dire, n’est-ce pas, ne pas seulement collationner faits et statistiques, la vie est toujours plus complexe – et cette complexité est l’affaire de la Licra.

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