Parmi toutes les façons d’aborder la laïcité, il est aussi possible, sinon vraisemblable, d’aborder cette dernière sous l’angle de la philosophie.
Je veux dire non pas sous l’angle de la philosophie de la laïcité – entendant par là une certaine conception de l’école, du savoir, de la raison etc … tout cela présent dans un contexte qui est déjà celui de la naissance du mouvement laïque sous la 3ème République, considéré alors selon son histoire et la culture propre à cette histoire – mais sous l’angle de la philosophie, en me demandant ce que la philosophie peut penser quant à la laïcité.
Je pose ici que ce que la philosophie peut penser quant à la laïcité passe par ce qu’elle peut penser quant à la foi.
La foi, et non, immédiatement la religion (et même plus particulièrement les religions instituées, et même, plus particulièrement encore, les « religions du livre » ; et même, encore plus particulièrement, les religions reconnues en France, par la République : le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme d’un côté, l’islam de l’autre). La foi au sens où Kant – paradoxalement le lointain ancêtre de la laïcité, le penseur qui selon Péguy, partisan et adversaire de la laïcité, aux temps de sa naissance, avait « les mains pures, mais n’avait pas de mains » – définissait son œuvre à partir de la volonté « d’abolir le savoir pour faire place à la foi » : ce à quoi Hegel, cinquante ans plus tard, faisait remarquer que cette opposition entre foi et savoir était vide de sens dans la mesure où la foi, si véritablement elle était foi, et non une vague opinion, était par là-même un « savoir de la foi » (« ce que je crois je le sais également… »)
Cette discussion dans le détail de laquelle il faudrait sans doute prendre le temps d’entrer, a une conséquence que Levinas tirera : donner un sens à la foi veut dire se donner la possibilité de surmonter l’objection de Hegel, et de ne pas faire de la foi un savoir de la foi. Autrement dit d’accepter cette idée que le verbe « croire » est un verbe défectif (comme par ex. pleuvoir), auquel il manque la première personne. « Je crois » – credo etc… – est ainsi un contresens sur la foi. Ce contresens empêche de donner à la question de la foi dans l’espace social sa rigoureuse signification, mais en revanche identifie la foi à tous les phénomènes de superstitions ( qui reconduisant la foi à un savoir, veulent malgré tout maintenir le savoir dans la dimension de la foi en dégageant sur le surnaturel). La leçon de Kant au contraire avait été que la religion se tient « innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft», à l’intérieur des limites de la simple raison.
De là encore une conséquence : la posture en faveur de la raison, revendiquée par la 3ème République comme laïcité, se double d’une posture d’hostilité à la superstition – à quoi on ne peut que souscrire – mais également ignore ce qui constitue le champ propre de la foi. Et inversement les religions instituées prétendent au monopole de la question de la foi, en ignorant souvent l’ampleur et la signification de cette question, mais également en abritant et en légitimant tous les phénomènes de superstition : s’interdisant par là, de répondre de façon satisfaisante à une question qui ferait un beau sujet de bac, et surtout une question dirimante pour un débat comme celui que nous menons ici : une religion est-elle une secte qui a réussi?
Le champ de la foi : c’est celui qui ne relève pas du savoir. Non pas celui où le savoir s’arrêterait, par impuissance – du genre on ne sait pas tout, etc… – mais celui où il ne s’agit pas de savoir : en parlant le langage de Kant, tout ce qui procède de la liberté, de la morale, de l’histoire, des rapports humains. Le champ où à l’exactitude, qui est la vertu de la connaissance, se substitue la fidélité, la qualité propre de la foi ( l’historien est en ce sens fidèle, en rendant justice à ceux qui ne sont plus là, en donnant la voix à l’absence…).
Le combat de la laïcité : il ne consiste donc pas à s’opposer aux religions comme à des moulins à vent, mais à la superstition. Celle-ci est aussi bien du côté de la laïcité, au moment où celle-ci confond la raison avec le simple savoir, donnant à ce dernier la mission de constituer une identité. A cette superstition, qui est sans doute celle de la modernité, bien des philosophes contemporains ont donné des noms, qui, avec des accents divers, définissent leurs œuvres : le nihilisme, chez Nietzsche, la technique, chez Heidegger ; le sacré, par opposition à la sainteté (laïque dans son essence, chez lui : « les rabbins aiment leur Dieu avec toutes les raisons, avec toute la raison de l’athéisme »). Aujourd’hui, la face la plus évidente de cette superstition est peut-être ce qu’on met sous le nom de « mondialisation ».
Le combat associatif de la laïcité : les associations 1901 sont nées dans le contexte historique de la naissance culturelle de la notion de laïcité. Elles avaient le sens suivant : là où – i. e. l’espace démocratique – chacun peut faire valoir son droit, devant la loi, il faut donner encore voix et droit à celui qui est tellement dehors qu’il n’a pas de voix pour faire entendre qu’il n’a pas de droit (cf. cette réplique d’un personnage de Büchner, Lenz « Hören Sie denn nichts ? Hören Sie nicht diese entsetzliche Stimme, die um den ganzen Horizont schreit, und die man gewöhnlich die Stille heisst ? « n’entendez-vous rien? N’entendez-vous pas cette voix effroyable qui retentit sur tout l’horizon et qu’on appelle ordinairement le silence ? » Cette posture de l’association, qui est « un supplément d’âme » (expression de l’un des philosophes de l’époque de la naissance de la laïcité, Bergson) ajouté aux instances démocratiques, est celle d’un certain rapport à l’invisible (la voix du dehors), c’est-à-dire d’une fidélité. Elle est laïque en rendant son sens à la foi, et en combattant ce que Levinas appelle sacralisation, que ce soit la sacralisation liée aux religions instituées, dans ce qu’elles véhiculent de superstition, dans un combat qui est alors d’arrière-garde, ou la sacralisation, sans doute plus dangereuse, parce que liée non à des survivances mais à la modernité elle-même.
La sacralisation : le champ de la modernité est celui de la mondialisation. Celle-ci, en le disant rapidement dans un langage marxiste, constitue le règne de la valeur d’échange, la circulation des significations, où un terme vaut l’autre à un coefficient près :champ sans capacité d’identification, et où l’homme comme tel disparaît. Cette carence identitaire ouvre la voie à toutes les aventures identitaires, avec des affirmations d’autant plus dangereuses qu’elles n’ont que leur frénésie pour se maintenir dans un présent dont la sauvegarde devient alors l’unique et obsédante perspective.
A.D