Une soirée avec Dieudonné

Ayant plaidé en faveur de la liberté d’expression, je me suis rendu comme spectateur lambda – et payant :33 € – au spectacle de Dieudonné mercredi soir : j’avais en tête de vérifier que le droit à l’expression, motif officiel du spectacle, ne serait pas détourné, conformément à la réputation de Dieudonné, en discours à l’antisémitisme provocateur. En fait la provocation fut le thème revendiqué par Dieudonné lui-même, et commença dès le début : à peine le bus parti (le spectacle avait lieu dans un bus, rempli d’un public émanant presque uniformément de la diversité, et masculin) Dieudonné se donna comme victime de la censure.

Il présenta son chauffeur Ali – « Ali le chimique » précisa-t-il (je voudrais rappeler qu’ « Ali le chimique » est un criminel contre l’humanité,  connu pour avoir gazé des populations entières de Kurdes irakiens, assassinant plus de 180000 civils )  propos qui donna le ton de la soirée, fixant le registre dont ne se départit pas Dieudonné : user et abuser de l’ignominie, celle-ci justifiée comme un moyen de provoquer, et de faire ainsi éclater la bienpensance où nous étouffons : « je suis un résistant, déclara Dieudonné à plusieurs reprises, et vous qui me soutenez participez à ce mouvement de résistance .» Je m’attendais, et je guettais, l’antisémitisme : à coup sûr il ne fut pas absent, mais par des allusions seulement, à peine voilées, et facilement décryptables par un public aux aguets et  enchanté : mention de plusieurs personnalités dont le trait commun était d’être juives, désignation obsessionnelle d’un lobby – non précisé autrement que par son caractère de lobby –  attaques non moins obsessionnelles contre les Etats-Unis et Israël. Mais si la passion antisémite fut peut-être la raison subliminale du spectacle de Dieudonné, ce ne fut pas le centre explicite de son discours. Après avoir rappelé ce que selon lui il représentait lui-même dans la société française, un élément insupportable pour l’establishment, soulignant que son arme était le rire et la provocation il expliqua par cette stratégie de la provocation son rapprochement avec Le Pen – « pour moi, insista-t-il, le plus grand enculé de France » « tu dis Le Pen, et toute la presse réagit » – et même son rapprochement avec Faurisson – encore plus grave que Le Pen (je renonce à reproduire ici la grossièreté constante, accablante, du propos). Puis vint un épisode africain : dans le style « j’ai fait le con » Dieudonné s’étendit sur le cas du Cameroun (dont il est originaire) et des Pygmées – dont on peut dire ce qu’on veut, « parce qu’ils n’ont pas de lobby pour les défendre » (à nouveau ici cette allusion au lobby, absent chez les Pygmées, contrairement aux … au fait à qui : on comprend donc que Dieudonné « a encore fait le con », vraiment, grave, avec les Pygmées : car avec eux il n’y a pas de risque.) Quoi qu’il en soit, dans ce bus de mercredi soir Dieudonné réussit à faire rire sur le dos des Pygmées, représentés comme une sous-humanité, dans un langage véritablement ignoble  (submergé par la grossièreté, je me disais  que je n’aimerais  pas être Pygmée, ou, encore moins, qu’un Pygmée fût dans le bus.) Mais passons : j’imagine bien quelle pourrait être ici la réponse de Dieudonné : « mais justement, plaiderait-il sans doute, je parle au second degré, moi aussi je veux défendre les Pygmées, et mon langage, par son excès même, vise à faire réagir, à mettre en évidence ce véritable ethnocide subi par cette population : votre malaise ou votre indignation me font donc plaisir. » Admettons l’argument, pourtant je suis certain que ceux qui recevaient mercredi soir ce discours écoutaient, eux, au premier degré ; se délectaient de la parole de leur idole, tandis que celle-ci s’amusait des caractères  bestiaux (« entre le singe et la mouche ») des Pygmées, imaginant leur anéantissement prochain et nécessaire. Pourtant, à nouveau, admettons :  tant qu’à dresser un procès, que celui-ci soit sans équivoque, et ne soit pas un procès d’intention.

Or il est un point de la soirée qui réellement me parut inacceptable, qui pourtant  fut à mon avis la partie la moins ratée, la moins vulgaire, la plus travaillée, du spectacle : un poème, déclamé à la manière de Nougaro (et qui pourrait s’offusquer  d’un hommage au génial chanteur de Toulouse ?) sur la Palestine (là encore je ne veux pas reprocher à Dieudonné de choisir de soutenir les Palestiniens, il a le droit de le faire). Mais, sous la forme d’un poème assez talentueux, et talentueusement prononcé, le public entendit, médusé, une apologie du terrorisme (auparavant il est vrai la thèse du complot avait été reprise, à propos du 11 septembre : ici un complot américain, visant à garder le pétrole). Un portrait héroïque et émouvant fut dressé du kamikaze, ceinture d’explosifs nouée autour de la taille (« sur le bide ») au milieu d’une ville israélienne, prenant dans ses bras une passante, pour mêler « ses tripes aux siennes » « parce qu’il n’y a pas de place pour nous deux ».

Je ne sais pas si Dieudonné mesure la responsabilité qu’il endosse, lui qui se veut artiste, mais qui envoie peut-être, par ce genre d’ « art » des jeunes, à qui il offre un modèle identitaire de terreur, « se faire sauter » (sic), tandis que lui, Dieudonné, continuera tranquillement de salles en bus, à se présenter comme un résistant, à l’héroïsme tranquille : tranquille, oui, en toute sécurité dans une démocratie qui le protège et dont il méprise les valeurs, et où il vit cependant, comme une star enrichie, jouant du mensonge et de la provocation, et affrontant par procuration le danger sur des champs de bataille où il ne va pas, faisant commerce de la crédulité et du désarroi de ceux qui l’écoutent.

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