« Plus intime que l’intimité, c’est un livre » n°11

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La judéophobie des modernes – Des lumières au jihad mondial – Pierre-André Taguieff

Je voudrais exprimer d’abord mon admiration pour ce 28ème livre (si je compte bien) de Pierre-André Taguieff, livre qui, comme presque tous les autres, en impose déjà par son nombre de pages, près de 700, dont pratiquement 200 de notes.

Livre de savoir et d’érudition, donc, qui commande au moins la prudence à quiconque voudrait en contester la thèse. Non que cette thèse soit abstruse ou incertaine, au fil des pages elle se déploie au contraire en analyses tout à la fois nuancées et vigoureuses : mais justement chaque mot avancé est à ce point documenté que ce que le lecteur pouvait s’imaginer savoir sur un sujet pourtant déjà très débattu est revisité, reformulé, de sorte qu’il faudrait posséder au moins les connaissances de Taguieff pour oser questionner ses conclusions. Je ne m’y risquerai donc pas, me contentant plutôt de décliner les raisons de mon admiration.

Première raison : le savoir, je l’ai dit, est immense.

Pourtant il est tout sauf abstrait. On passe constamment d’une référence aux lectures classiques, qui vont sans dire – et qui sont néanmoins dites, excellemment, avec la clarté et la simplicité que permet une maîtrise, non ostentatoire mais que l’on devine sans faille – aux exemples les plus concrets, empruntés à l’actualité, que Taguieff soumet sans cesse au filtre de ses analyses et de ses concepts, à moins que ce ne soit l’inverse, et que l’événement quotidien ne soit convoqué pour concrétiser et vérifier, ou donner corps à la théorie.

Et lorsqu’il arrive que celle-ci se trouve prise en défaut, ne cadre plus, Taguieff n’hésite pas à avancer des néologismes, qui s’ils ne font pas par eux-mêmes théorie, ont au moins le mérite de décrire avec nuance une situation que l’actualité ou le document cité comme témoin révèle complexe.

Pat exemple : l’introduction du terme de dubitationnisme, pour qualifier l’attitude de dénégation ostentatoire de Le Pen sur l’extermination (du genre « je ne dis pas que cela n’ait pas existé, mais je ne sais pas, il faut être prudent, on ne peut en être vraiment sûr … ») Ou alors, de façon centrale dans le livre, le terme de judéophobie : l’antisémitisme correspondrait à un certain stade de l’hostilité aux Juifs, stade aujourd’hui dépassé (« je fais l’hypothèse que, dans la période post-nazie, l’antisémitisme au sens restreint du terme relève d’un phénomène de survivance (…) Au cours des quarante dernières années du XXème siècle, la vision antijuive des Juifs a subi une grande transformation, qui est à l’origine de la nouvelle vague de judéophobie ») (p. 9)

Seconde raison :  » Il tient une véritable chronique de l’événement, minutieuse, au jour le jour, dont la projection redéployée sous nos yeux (…)« 

Autre raison encore, parmi bien d’autres, d’être séduit par ce livre : Taguieff ne se contente pas de donner des exemples concrétisant ses analyses, il tient une véritable chronique de l’événement, minutieuse, au jour le jour, dont la projection redéployée sous nos yeux (l’antiaméricanisme et son enracinement judéophobe, la posture des intellectuels, l’islamisme radical, l’antisionisme, la situation de la France etc…) renouvelle complètement ce que nous percevions de manière un peu distraite de l’actualité.

Nous étions comme Fabrice à Waterloo, ne voyant de la bataille que ce sur quoi était orienté notre regard. Le livre de Taguieff restitue l’ensemble, qui permet de voir, d’interpréter, de prendre la mesure de la moderne judéophobie. Oui, il y a lieu d’être inquiet, oui, il y a péril, et si vous voulez en douter, si vous criez à l’exagération, essayez au préalable de contester les documents, les références, les analyses également auxquels ils renvoient.

J’aurais eu un instant (peut-être par simple esprit de contradiction, comme on s’entête contre celui dont on sait qu’il a raison) la tentation de le faire. Mais vraiment je crois que l’honnêteté l’interdit, Taguieff est irréfutable par la masse des documents qu’il met en œuvre et qui à eux seuls suffisent à sa démonstration. Aussi formulerai-je plutôt un autre type de question – de question, pas d’objection : et après ?

Je veux dire qu’on attend en quelque sorte une suite, mais une suite d’un autre ordre ; je veux dire, pas la chronique des années 2010, mais plutôt le retour sur le sens, de tout ce qui est consigné ici. Autrement dit, je le formule avec beaucoup de timidité, je souhaiterais que Taguieff soit un peu davantage philosophe : car lui seul, après tout ce qu’il nous offre ici à penser, peut l’être, en la matière, avec rigueur, lui seul a les éléments pour éviter la spéculation aventurée, pour exercer un droit de suite et continuer la description en remontant, si j’ose employer ce langage phénoménologique (qui ne lui est d’ailleurs pas étranger, même s’il ne l’utilise pas dans ce livre) de la description éidétique, extraordinaire, ne manquant sans doute aucune étape, aucune variation, à la description transcendantale. En bon français courant, lui seul peut se risquer, fort de la minutie de sa documentation, à donner les raisons de « la judéophobie » : (et ce sera peut-être là ma seule question, dans laquelle, malgré tout je me risquerai à m’aventurer, ou à m’empêtrer, en terminant) n’irait-on pas ainsi en direction d’une structure fondamentale de la subjectivité, qui verrait, comme l’avait suggéré Levinas, dans le judaïsme un terminus ad quem, et donc dans la judéophobie une structure nécessaire, aux visages multiples, identique à elle-même toutefois dans sa signification et donc ainsi– je m’avance donc contre l’avis de Taguieff, mais si j’ose dire grâce à, par la grâce de, et sur les pointillés de ce qu’il écrit – structure qui conforterait paradoxalement la pertinence de ce mot, constamment déplacé, mais, de ce fait, également constamment à sa place, d’antisémitisme.

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