Qu’y a-t-il de nouveau dans l’antisémitisme actuel, dont les manifestations se multiplient – en France notamment, avec l’assassinat d’Ilan Halimi, avec Merah, avec les manifestations de 2014, les attentats de 2015, le fondamentalisme islamique et l’instrumentalisation de l’antisionisme – mais déjà l’attentat de la rue Copernic, mais déjà Durban, mais déjà toutes les déclinaisons, depuis les années cinquante, du négationnisme, sa montée en puissance à la fin des années 70 jusqu’à aujourd’hui…
Ne sont-ce pas toujours et encore les mêmes thèmes, les mêmes préjugés ? Avec toutefois cette variante si déstabilisante : la montée d’un antiracisme qui prend appui sur l’antisionisme et souvent sur l’antisémitisme.
On pourrait certes énumérer à perte de vue les occurrences de l’antisémitisme actuel, tenter de classer, d’organiser des taxinomies… Je voudrais essayer de partir de plus haut, et peut-être de plus simple.
Si l’on m’accorde que l’antisémitisme et le racisme sont les expressions du malaise de sociétés en proie à leur angoisse identitaire, alors une ligne de partage apparaît : le malaise des sociétés européennes fut pendant tout le XIXème siècle référé à la forme de l’Etat-Nation. Cela voulait dire par exemple qu’on était d’autant plus antisémite et d’autant plus raciste qu’on était attaché à la Nation et, dans le discours antisémite le Juif était l’anti-France.
Ce qui a changé, radicalement, c’est que depuis la guerre (depuis sans doute aussi la découverte du phénomène du génocide) l’Etat-Nation a cessé d’être la référence absolue. La mondialisation qui remplace cette référence signifie la circulation des informations et de façon plus profonde l’équivalence proclamée entre l’information et la réalité : la réalité est à ce compte le virtuel, ce qui se configure et se dépose dans des banques de données. La limite que représentait la Nation, cette limite où se jouaient la vie et la mort des individus – mettons l’injonction de « mourir pour la patrie » – tout cela s’estompe devant ce règne de l’information dont l’internet est l’illustration la plus spectaculaire.
Que sont, dans ces conditions véritablement nouvelles, le racisme et l’antisémitisme ?
Qu’en est-il alors du judaïsme ? Du racisme ?
Le judaïsme dans son émergence biblique, s’est défini par le rapport à un Dieu au nom imprononçable – autrement dit par un signifiant extérieur à tous les signifiés sociaux, aux formes de la société.
Que devient alors dans le contexte de la mondialisation le judaïsme comme instance de l’extériorité ? Jean-Claude Milner a développé pour le dire la thèse des « penchants criminels de l’Europe démocratique », autrement dit, sur le fond de l’entreprise hitlérienne dont la mondialisation est l’accomplissement, la thèse du crime continué, de la persistante dénégation du Nom extérieur (dans son langage, du « nom juif »).
L’ « Europe démocratique » – la thèse de la mondialisation considérée jusque dans ses manifestations les plus trivialement commerciales – est que « tout est là », dans la grande vitrine du monde, là à foison et à l’infini. Et là, dans ce lieu indifférencié, il n’y a plus, comme dans saint Paul, ni Juifs ni Grecs, il n’y a qu’un réel qui n’a d’autre consistance que sa valeur – sa valeur d’échange comme disait Marx.
Cette disparition de la profondeur, cette théorie d’une relativité, généralisée et privée de la contrepartie d’un absolu, ne va pas sans soubresauts, lesquels accompagnent la mondialisation comme des cataclysmes accompagnent le réchauffement climatique.
Ces soubresauts traduisent la requête d’absolu, requête frénétique mais cependant elle-même aussi inconsistante que les objets multiples dans lesquels elle se dépose : ainsi pour ne prendre que cet exemple, la déposition du ballon dans la cage, qui mime la « présence réelle » du Christianisme : « y est » !
Comment ne pas reconnaître dans la ferveur enthousiaste des foules autour du terrain la venue du Dieu, réalisation du lieu absolu, fût-ce selon cette modalité de la superficialité revendiquée du « sport ». Tout cela est (comme le dit le nazi de Marathon man) « sans danger ».
Mais loin de cette inocuité, la profondeur peut aussi se décliner avec la véhémence ou la violence qui caractérisent souvent le style actuel des religions – ces « religions meurtrières » pour reprendre un titre de Barnavi. Le sacré surgit ainsi de partout, prend la dimension du conflit des civilisations contre un Occident reconnu comme incarnant la mondialisation : persistance incantatoire de la forme nationale dans les pays de l’est, revendication de l’Islam comme l’absolu de la Nature dans les pays musulmans. Et par rapport à tout cela l’idée du nom extérieur – la question de l’Altérité, la « question juive » – est vécue comme ce qui fait obstacle, et sans cesse empêche à l’absolu d’advenir.
Quelles leçons tirer de ces observations pour le combat antiraciste d’aujourd’hui ?
Je voudrais risquer trois séries de considérations
- Pour autant que la mondialisation reflète l’inconsistance des formes, il faut y reconnaître un athéisme de principe, généralisé et salutaire par rapport auquel les multiples dieux que l’on revendique ne sont que des idoles. De là que la compulsion à maintenir les formes est une tentation à laquelle il faut résister – or c’est bien celle de tout culturalisme, qui définit un homme par ses appartenances, en sacralisant celles-ci ; ou des sciences sociales aujourd’hui, dont le wébérisme poussé à la caricature tend sous couleur d’expertise à se perdre dans l’inventaire des formes en évacuant le tragique de la responsabilité.
- La nouvelle signification qu’a prise l’antisémitisme est la dénégation de la radicalité d’un Dehors qui est tout simplement pour l’humanité son rapport à l’Altérité. Et puisque ce Dehors est radical la dénégation est également radicale, ne se limitant plus à ce qui constituait autrefois la condition d’une présence, qui n’existe plus et qui était la forme traditionnelle des souverainetés, les rapports politiques définis par la question de la mort et s’arrêtant à elle. Michel Foucault a émis ainsi l’hypothèse d’une « biopolitique », voulant dire par là que la dénégation se traduit par l’infinie mise à disposition des corps : trait des génocides contemporains dont le Rwanda, comme en un autre sens la terreur exercée en Irak par Daech, offrent une illustration
- Si le racisme est l’enfermement de l’humain dans une forme, en niant ainsi en lui l’Altérité, alors on conçoit qu’à la source de tout racisme il y a l’antisémitisme – ce dernier ne renvoyant pas à une culture ou à une religion particulière mais à la radicale extériorité de l’Autre, laquelle arrache chacun à la sécurité de ses appartenances. La lutte contre l’antisémitisme est ainsi la méthode pour lutter contre le racisme. Elle n’a donc jamais signifié pour la Licra la défense d’une communauté particulière, mais l’attention à ce qui définit l’humanité, hors appartenance. En ce sens, cela qu’on persécute (l’homme, la femme, le vivant, quoi qu’il en soit de ses appartenances ou de la forme qu’on lui associe, laquelle – c’est ce qui est nouveau – est aujourd’hui rendue à une inconsistance foncière), est toujours un juif.