Éléments pour une histoire
Seule l’histoire d’avant guerre de la Licra a fait l’objet d’études historiennes sérieuses avec essentiellement deux livres : Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La Lica 1927-1940. CNRS éditions 2012, 501 p. ; et Simon Epstein Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance. Albin Michel 2008, 622 p.
A. La Licra est une association 1901
Cela veut dire d’abord qu’elle est une association républicaine, née sous la troisième République, répondant à l’esprit de ce que sont pour ce régime les associations 1901, à savoir ceci : dans un état de droit, et a fortiori dans une démocratie les individus sont protégés par la loi, qui leur reconnaît des droits, et chacun peut, lorsqu’il estime que ces droits sont lésés, aller devant le juge pour réclamer justice.
Mais il y a toujours l’éventualité que le tort soit tel que celui qui le subit n’ait pas la possibilité de faire même entendre qu’il a subi un tort, qu’il n’ait plus la possibilité d’élever la voix, qu’il n’ait plus même la voix pour faire entendre qu’on lui dénie sa voix.
L’idée républicaine est alors celle-ci : des citoyens, à l’oreille exercée, attentive à une certaine qualité du silence faite du bruissement faible de ces voix inaudibles, prêtant alors leur voix à ceux qui n’en ont pas ou qui n’en ont plus.
Un supplément d’âme donc, où la République ajoute à la démocratie, la voix du sans voix, la voix du dehors. L’écrivain allemand Georg Büchner (1813-1837), génie fulgurant, mort à 23 ans et qui a traversé son époque comme un météore, fait dire à l’un de ses personnages (Lenz) : « N’entendez-vous rien ? N’entendez-vous pas cette voix qui retentit sur tout l’horizon et qu’on appelle ordinairement le silence ? » Cette écoute de la voix cachée dans les interstices du silence définit l’esprit des associations 1901, et c’est dans cet esprit qu’il faut comprendre la Licra.
B. Cette dernière ne naît cependant pas en 1901 mais en 1927
La Licra est née dans un contexte européen agité : celui de l’après 1ère Guerre Mondiale, qui a marqué l’Europe d’une empreinte effroyable de désolation et de mort.
Le 25 mai 1926, Samuel Schwartzbard, un jeune juif russe, abat à Paris le général ukrainien Simon Petlioura. Ce dernier commandait les troupes du Directoire ukrainien en 1919 pendant la brève période de l’indépendance ukrainienne. Durant cette période eurent lieu des massacres de plusieurs dizaines de milliers de juifs.
Un journaliste couvrant le procès pour Paris-soir, Bernard Lecache, prend fait et cause pour Schwartzbard, publie une série d’articles recueillis ensuite dans un livre Quand Israël meurt, plaçant l’événement comme la conséquence du pogrome du 15 février 1919, qui en annonce une série d’autres.
Le 26 octobre 1927, défendu par Maître Henry Torrès, Schwartzbard est acquitté. Henry Torrès, Joseph Kessel, Elie Soffer, Gérard Rosenthal, réunis à la brasserie Marianne, place Blanche, décident de fonder une association, qui va devenir d’abord la Ligue contre les pogromes, sous la présidence d’Henry Torrès.
Le 18 avril a lieu l’assemblée constitutive de l’association. L’année suivante, le 24 février 1929, la Ligue internationale contre l’antisémitisme (Lica) est fondée, réunissant dans son comité d’honneur des personnalités prestigieuses : Albert Einstein, la comtesse de Noailles, Romain Rolland, HG Wells, Sigmund Freud, Maxime Gorki, Joseph Kessel. Bernard Lecache prend la présidence de la nouvelle association.
Dès le début des années 30, parmi tous les périls européens, la Lica découvre le péril hitlérien, qu’elle perçoit comme le principal. En 1934, elle achète 5 000 exemplaires de Mein Kampf à l’éditeur Sorlot pour en faciliter l’impression et envoie le volume à 1 000 personnalités françaises pour attirer leur attention sur le contenu du livre et le danger que représente Hitler.
Dans cette période, de plus en plus troublée (avec notamment la montée des ligues en France, des mouvements fascistes et antisémites un peu partout en Europe, le danger de l’Allemagne hitlérienne…), la Lica prend parti en faveur du Front populaire, milite – entre autre- pour l’intervention en Espagne contre Franco.
En 1936, elle revendique 60 000 adhérents, tous ceux qui militent en France contre le fascisme et le nazisme se rapprochant d’elle.
Ce n’est qu’en 1979 que la LICA devient LICRA, dans le but d’affirmer sa volonté de lutter contre toutes les formes de racisme direct ou voilé, individuel ou collectif et sa détermination de dénoncer la discrimination raciale. Elle n’est plus une association consacrée à la seule lutte contre l’antisémitisme.
C. Les évènements marquants l’identité de la Licra
La vie de la Lica après la 2de Guerre Mondiale est marquée par les grands événements qui forgèrent l’identité de la France moderne notamment quant au rapport au racisme et à l’antisémitisme : la découverte du génocide, la naissance d’Israël en 1948, la décolonisation, l’émergence de la mondialisation.
1. La découverte du génocide
La découverte du génocide a été progressive et tardive, en dépit de récits pionniers comme par exemple celui de Georges Wellers – De Drancy à Auschwitz, 1946 – lui-même rescapé d’Auschwitz.
Ce n’est qu’à la fin des années 70 que la mémoire de l’extermination se construit, comme distincte de la mémoire de la déportation. Par exemple, le film d’Alain Resnais et Jean Cayrol, Nuit et brouillard, de 1956 ne contient qu’une seule fois le mot « juif », et le spectateur peut ignorer que dans les images terribles qu’il livre, les cadavres squelettiques sont ceux de déportés juifs. Quant au film de Lanzmann qui introduit en France le mot « shoah », il ne sort qu’en avril 1985.
L’historiographie porte elle-même la marque de ce caractère tardif, le premier grand livre étant celui de Raul Hilberg, qui paraît en 1961 – The destruction of the european jews-, et seulement en 1988 pour l’édition française « La destruction des juifs d’Europe ».
Et ce n’est qu’en 1994 qu’une cérémonie française est consacrée spécifiquement à la mémoire de l’extermination. Auparavant, la mémoire de la déportation était globale, la déportation pour faits de résistance étant confondue avec l’extermination.
Cette difficile émergence de la réalité de l’extermination a coïncidé avec la naissance d’un fort négationnisme, porté d’abord par quelques survivants de la collaboration comme Maurice Bardèche, ou Henry Coston, puis par d’autres comme Paul Rassinier, rescapé pourtant lui-même de la déportation – Le mensonge d’Ulysse 1950 -. À la fin des années 70, le négationnisme éclate, autour de la personnalité de Robert Faurisson. La Licra engage un combat systématique contre ce mouvement.
2. La naissance d’Israël
La Licra a tout naturellement été saisie par le même enthousiasme qui fut celui de l’opinion française depuis 1948, enthousiasme pour une démocratie aux idéaux proches des utopies socialisantes – les kibboutzim – rassemblant un peuple de survivants ayant arraché sa vie au désert et luttant au jour le jour pour sa survie contre un monde arabe hostile.
Cette vision idéalisée d’Israël va évidemment se modifier (après la Guerre des six jours notamment) et Israël va être rangé du côté du monde capitaliste et même payer le prix du ressentiment contre les survivants et les héritiers (ou ceux qui vont être perçus comme les héritiers) de la tragédie de l’extermination.
A fortiori, parce qu’Israël, le conflit israélo-arabe, vont devenir un lieu de cristallisation de l’antisémitisme contemporain, la Licra, sans prendre une position politique dans ce conflit, va manifester régulièrement son attachement à l’existence d’Israël et son souci de ne pas permettre que l’antisionisme ambiant, souvent très équivoque dans son expression, soit le prétexte à un nouvel antisémitisme.
3. La décolonisation
L’épisode le plus spectaculaire est celui de la guerre d’Algérie dans la mesure où elle a duré huit ans, qu’il a été fait appel au contingent (la guerre d’Indochine n’avait mis à contribution que l’armée de métier), qu’elle a mis en évidence également l’existence d’une sous-population combattant pour ses droits, ainsi que l’existence corrélative d’une population française de colons ayant bénéficié d’un statut juridique privilégié à quoi n’accédaient pas les « Français musulmans ».
Autrement dit, la décolonisation a mis en exergue la question du racisme. Cette question était presque invisible dans le contexte de la colonisation où l’Europe avait adopté, comme allant de soi, le langage racialisant du XIXème siècle et où les métropoles avaient la conviction que les Blancs apportaient la civilisation (cf l’expression de Kipling « le fardeau de l’homme blanc », le white man’s burden). Cette invisibilité d’un racisme cependant massif a été le fait de l’ensemble des sociétés européennes, toutes tendances politiques confondues.
Aussi n’est-ce que tardivement, en 1978 que la Licra introduisit le R de racisme dans son sigle (même si la question s’était déjà posée à un congrès de 1938). Ce souci de la société française de lutter contre le racisme se concrétisa par le vote d’une loi le 31 juillet 1972, la loi Pleven, pour laquelle la Lica d’alors avait fortement milité : loi qui réprime l’expression et les manifestations du racisme et de l’antisémitisme, et qui permet aux associations ad hoc de se constituer parties civiles pour accompagner les plaignants.
4. La mondialisation
La référence à l’Etat-nation s’estompe. On était avant guerre d’autant plus raciste ou antisémite qu’on était plus inquiet pour la nation et le racisme et l’antisémitisme accompagnaient fréquemment le chauvinisme.
Aujourd’hui les choses ont changé, l’inquiétude est polarisée par le vide identitaire associé à la mondialisation, le racisme et l’antisémitisme sont la contrepartie de l’angoisse et trouvent comme exutoire des replis communautaires et de différentes modalités de sacralisation, le populisme, l’instrumentalisation de la religion.
L.D
Les associations de lutte contre le racisme
Il existe trois autres associations nationales en situation de se constituer parties civiles dans les affaires de racisme et d’antisémitisme :
- La Ligue des droits de l’homme (LDH) née en 1898, à l’époque de l’Affaire Dreyfus, marquée par la forte personnalité de Jaurès.
- Le MRAP (né en 1949, à la fois d’un mouvement de la résistance et d’une scission de la Lica. Il s’est d’abord appelé « Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix » – cette dernière mention identifiait son obédience communiste – avant de prendre le nom, en conservant le même sigle, de « Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples »).
- Enfin SOS racisme, né en 1984 après la « Marche des beurs », d’obédience socialiste.