« Plus intime que l’intimité, c’est un livre » n°10

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Comment le peuple juif fut inventé De Shlomo Sand – Fayard 2008

Disons-le d’emblée : Shlomo Sand, s’il vivait en France, ne serait pas un ami de la Licra.

Enseignant l’histoire contemporaine à l’université de Tel Aviv, il appartient à la nouvelle école d’historiens israéliens, « anti-sionistes » comme Ilan Pappé ou Tom Segev (lequel d’ailleurs salue l’ouvrage, sur la bande publicitaire de l’éditeur : « l’un des livres les plus fascinants et stimulants publiés depuis longtemps »). Et de fait en France ce livre a donné lieu en août à un article orienté et élogieux du Monde diplomatique, et Shlomo Sand cite avec faveur Dominique Vidal ou Etienne Balibar, personnalités françaises dont on connaît les prises de position anti-israéliennes.

Il me semble néanmoins que ce livre mérite de retenir l’attention des militants de la Licra, ne serait-ce que parce qu’il fournit, ou prétend fournir, des arguments à ceux qui adoptent une position radicale et dangereuse non seulement sur le conflit israélo-arabe, mais encore et surtout sur la signification du judaïsme aujourd’hui.

Le livre (desservi à mon avis par sa traduction – par exemple ce qui est de façon habituelle rendu par « yahviste » devient dans le livre « jéhovahiste » ; « völkisch » devient « volkiste », sans que ce dernier terme, très chargé d’histoire, et laissé usuellement à son allemand originel, ne reçoive ici la note explicative développée qu’il aurait méritée : incongruités qui font soupçonner que les deux traducteurs n’ont pas toujours une compréhension suffisante de ce qu’ils traduisent ; à quoi s’ajoutent quantité de maladresses ponctuelles de français, qui confinent manifestement au faux-sens voire au contresens et qui gênent ou arrêtent la lecture ) selon ce qu’annonce le titre, concerne « l’invention » du « peuple juif ».

Lecteur non spécialiste, non historien, je ne prétendrai pas juger des abondantes références historiennes que mobilise Shlomo Sand (le livre fait quand même 446 pages), ni de la pertinence de l’usage qu’il en fait ; ni non plus du choix effectué dans les sources (encore qu’il me semble qu’il aurait pu accorder davantage à une explication avec d’autres auteurs en désaccord avec sa thèse : le nom de Benny Morris par exemple n’est mentionné qu’une fois, en note, et sans que ne soit ouverte la perspective de la confrontation : mais encore une fois je n’ai aucune qualité pour me placer sur ce terrain de l’histoire, et Shlomo Sand a le droit de vouloir fuir la polémique directe).

Par ailleurs, au crédit de ce livre, je mettrai au contraire la richesse et l’intérêt de la lecture historiographique : j’ai appris ainsi beaucoup de choses sur l’idéologie des fondateurs du mouvement sioniste, sur la manière dont ils s’inscrivaient dans les courants de pensée de leur temps, sans échapper à des proximités et à des contaminations, par exemple avec les thèses eugénistes ; sur la manière également dont ce mouvement s’est appréhendé lui-même, essayant à des titres divers de se légitimer par la référence à la réalité d’un peuple juif, compris comme entité en fin de compte ethnique, voire raciale : mais précisément, est-il besoin de mobiliser des preuves historiques, et une si abondante littérature, voire des preuves scientifiques (certains scientifiques consacrant du temps à montrer qu’il n’existe pas de gènes du judaïsme) pour établir que les notions de race juive, ou d’ethnie juive sont inconsistantes ? Cette recherche même, quelle qu’en soit la pertinence scientifique, ne trahit-elle pas quelque chose qui marque peut-être la faiblesse essentielle de ce livre?

Car, quoi qu’il en soit de la naïveté des réponses scientifiques, les questions sur ce qu’est une religion, un peuple, une nation, une race, une ethnie, se posent, en des termes qui devraient engager la réflexion critique plutôt que la prétention au savoir. Or la discussion menée par Sand à propos de chacun de ces mots est bien sommaire. Et surtout, par delà l’inconsistance philosophique d’un débat qui n’est qu’esquissé, le livre se situe-t-il au niveau où, selon ce que prétend pourtant son titre même, il aurait dû se placer, celui d’un retour sur la nature du « fait juif » ?

Ce retour, selon ce que j’en comprends – c’est-à-dire selon ce que m’en ont enseigné un certain nombre de penseurs et d’écrivains – se place bien plutôt sur le terrain de la philosophie et de la littérature que sur celui de l’histoire.

Le judaïsme est-il une religion ? : oui, mais également non, pas simplement, comme permet de le comprendre le phénomène de l’antisémitisme.

Est-il alors une race ? La question, complètement irrecevable aujourd’hui, contient sa propre réponse, réponse qu’il faudrait cependant compliquer de toute la référence au trouble que porte en lui-même le racisme. Et de fait le judaïsme représente un trouble qui investit, en Occident notamment, toutes les formes de la civilisation : trouble dont la littérature, dans son essence même, est comptable ; trouble dont la philosophie, celle de Levinas, celle de Derrida, mais déjà celle de Freud, celle de Kant, mais déjà également, sur un mode dénégatif, celle de Hegel, et derrière lui tout l’idéalisme allemand – pour qui le débat sur et contre le judaïsme n’est pas un épiphénomène, et d’où surgit le terme de völkisch (c’est, à ma connaissance Fichte qui utilise le premier ce mot, au destin si chargé et si désastreux) – donnent la perspective. De cela il n’est à peu près pas question dans le livre de Sand, de sorte que le judaïsme est seulement ramené à la dimension des formes culturelles, c’est-à-dire finalement à tout ce qui est idéologique, sans être présenté dans sa vérité interne, qui, encore une fois, n’est ni simplement religieuse, raciale, ou ethnique. De sorte encore que la recherche est orientée – de façon qui me paraît assez contradictoire, car comment reprocher au judaïsme sa dérive sioniste, et ne le saisir que dans la perspective de cette dérive ? – essentiellement par l’horizon de la création d’Israël. De sorte, que, également, la question de l’antisémitisme comme telle n’est pas posée. L’antisémitisme, évidemment, et c’est bien le moins, n’est pas nié, il est constaté, mais l’énigme de sa signification reste ici tout aussi peu interrogée et mise en perspective que celle du judaïsme lui-même.

Au total donc je ne trouve, au sortir de cette lecture, dans ce livre, que ce que l’auteur a bien voulu y laisser, comme un plat où l’on n’aurait à manger, au bout du compte, que la somme des ingrédients qui le composent, et auquel un cuisinier mal inspiré n’aurait pas permis, voire aurait interdit, de laisser se développer pour eux-mêmes des bouquets et des saveurs : donc un livre intéressant par les éléments qu’il mobilise, et finalement décevant et étriqué dans ses conclusions ; et, de plus, intéressant par ce qu’il révèle de l’état du débat contemporain.