Dans un entretien avec le Spiegel Amos Oz s’exprime sur Trump et Israël – Spiegel n°9, du 25 février 2017.
Oz reçoit dans son modeste appartement d’un 12ème étage d’une tour ayant vue sur la baie de Tel Aviv. Depuis l’élection de Donald Trump, Oz, qui à 77 ans s’est conservé avec rage et passion, regarde l’avenir avec pessimisme. Sur la table du salon, on voit l’édition allemande récente de son livre « Conversation avec des soldats ». Après la guerre des six jours il avait parlé avec des soldats sur les expériences faites dans cette guerre qui avait abouti à l’occupation de la bande de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem Est.
Spiegel : Monsieur Oz, vous vous êtes engagé depuis des décennies pour une solution du conflit du Proche-Orient. Maintenant Donald Trump est le premier président à avoir dit qu’il n’est pas partisan d’une solution à deux Etats. Est-ce que ça a été un choc pour vous ?
Oz : J’ai eu plutôt l’impression d’une blague bizarre. Trump a dit en fin de compte que peu importait qu’il y ait un ou deux états. Je ne crois pas qu’on puisse prendre cela pour une explication sérieuse de la politique extérieure américaine. C’était plutôt une façon de hausser les épaules. Je crois que Trump n’a pas la moindre idée de ce qu’il peut penser du Moyen-Orient. Peut-être a-t-il besoin de plus de temps, et de conseils. En tout cas, il y a une chose qu’il n’a pas dite. Il n’a pas dit : « Monsieur Netanyahou, si vous voulez prenez la Cisjordanie. Nous autres américains nous vous soutiendrons. »
Spiegel : Néanmoins, une solution avec deux Etats souverains, Israël et la Palestine semble maintenant très loin.
Oz : Oui, nous ne vivons pas des temps agréables. Nous autres, soutiens d’une solution à deux Etats en Israël et en Palestine sommes attaqués par l’extrême-droite et l’extrême-gauche, en Israël et en Europe. Si j’étais paranoïaque, je penserais qu’ils travaillent ensemble. La droite déclare qu’il y aura un seul Etat juif, de la côte à la Jordanie. La gauche dit que nous devrions oublier notre auto-affirmation juive et vivre en tant que minorité dans un Etat arabe – comme les blancs en Afrique du Sud. Le mot clé, des deux côtés, est : la situation en Cisjordanie est « irréversible ». Je déteste ce mot.
Spiegel : Pourquoi ?
Oz : Parce que dans ma vie, j’ai vu à quel point les choses peuvent changer. Lorsque je me suis réveillé le matin où Donald Trump est devenu président des Etats-Unis, j’ai écrit à Angela Merkel. Je lui ai dit qu’elle était désormais pour moi le leader du monde libre. 70 ans après Hitler, une chancelière allemande est à mes yeux le leader du monde libre. Qu’on me fiche la paix avec « l’irréversibilité ».
Spiegel : En 8 ans le gouvernement de Barak Obama n’a pas réussi à introduire les éléments d’une solution. N’y a-t-il pas dans les manières rustiques du nouveau président une nouvelle chance ?
Oz : Vous me rendriez très heureux en me disant quelles sont les intentions de son gouvernement au Proche-Orient. Pour ma part, je n’en ai aucune idée. Cette drôle de conférence de presse avec Netanyahou ne m’a pas non plus donné le moindre éclaircissement. Je considère que tout est possible
Spiegel : La décennie précédente a été marquée par le sentiment que le monde devenait toujours meilleur, avec plus de démocratie et de progrès. Sommes-nous en train de vivre un mouvement inverse ?
Oz : Vous savez, Staline et Hitler nous ont, à leur corps défendant, fait un merveilleux cadeau. Ils nous ont apporté soixante années de refus et de résistance à la violence, au racisme, au militarisme. Ils nous ont en partie immunisé contre ces courants. Mais à présent ce cadeau hitléro-stalinien a semble-t-il atteint sa limite. Nous avons été gâtés, nous avons vécu dans un âge d’or relatif. Relatif, parce qu’il y a eu malgré tout le Vietnam, l’Afrique du Sud, mais aussi la Yougoslavie. Nous avons eu cependant une bonne période entre la fin de la seconde guerre mondiale et le 11 septembre.
Spiegel : Pourtant pendant toutes ces années , il n’y a eu pratiquement aucun progrès dans le conflit du Proche-Orient. Est-ce que la solution à deux Etats est à vos yeux toujours le seul chemin vers la paix ?
Oz : Même si ça me fait mal, je ne vois toujours pas d’autre possibilité. La Suisse est le seul cas d’Etat multinational qui me vienne à l’esprit. Partout ailleurs, que ce soit à Chypre, en Yougoslavie, en Union soviétique, il y a eu de terribles effusions de sang. Les Palestiniens n’ont aucun ailleurs où aller. Les Juifs israéliens ne s’en iront pas non plus. Nous ne serons certes pas une famille unie et heureuse. Nous sommes deux familles malheureuses. Maintenant, il nous faut partager la maison en deux appartements plus petits et apprendre à nous dire bonjour chaque matin. Un jour nous boirons peut-être un café ensemble. Mais nous avons besoin de cette double maison familiale.
Spiegel : Dans la nouvelle édition du livre sur la guerre des six jours, vous écrivez qu’après cinquante ans d’occupation vous constatez que la société est plus indifférente et anesthésiée. Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?
Oz : Je voudrais clarifier un point : ce n’est pas mon livre. Je suis juste, avec Avraham Shapiro, co-éditeur d’un livre qui est fait de témoignages de soldats. L’ancien titre « Conversations de soldats » me plaisait d’ailleurs davantage que l’actuel. Ceci étant, oui, c’est vrai, je perçois plus d’indifférence qu’autrefois. Winston Churchill avait dit que la guerre avait apporté à la Grande Bretagne son heure la plus noble. Une guerre qui dure longtemps a néanmoins pour effet de créer un sentiment d’abandon. Elle ruine l’âme des gens et celle de l’Etat. Ce conflit sanglant dure depuis bien trop longtemps. Il nous cause, à nous comme aux Palestiniens, des dommages épouvantables. L’un de ces dommages est l’indifférence. Les gens se disent que de toute façon ils ne peuvent rien faire. Ils se disent que demain tout sera rentré à peu près en ordre, et entre temps ils veulent continuer à jouir de la vie.
Spiegel : Vous écrivez que ce qui arrive en Cisjordanie est à la limite du crime de guerre. Mais la majorité des Israéliens voit les choses autrement.
Oz : Les gens veulent se sentir bien. Pas seulement ici, mais partout. Dans plusieurs médias, on peut lire les brutalités auxquelles les colons et les soldats se livrent envers les Palestiniens. Certes, c’est quelque chose qui est pour beaucoup désagréable. Mais ils veulent qu’on les laisse tranquille. Ils veulent continuer à vivre. Ils se disent qu’en comparaison de ce qui se passe en Syrie ou en Irak, tout en Cisjordanie est paradisiaque. J’ai été l’un des premiers à déclarer, peu après la guerre des six jours, que cette occupation va venir nous hanter. Elle corrompt les occupants comme elle corrompt les occupés.
Spiegel : Que voulez-vous dire ?
Oz : C’est une erreur que de mettre à un soldat de 18 ans une mitrailleuse entre les mains et d’en faire ainsi un roi qui règne sur un petit village arabe. Aucun homme jeune, ni d’ailleurs aucun homme âgé, ne devrait avoir ainsi pouvoir de vie et de mort sur des êtres sans défense, cela le corrompt. Et cela cause chez l’occupé des sentiments de désespoir et de la violence. La guerre des six jours a créé, il y a cinquante ans, un soubassement de haine profonde. Je l’avais dit à l’époque, alors que beaucoup se réjouissaient d’avoir libéré le pays de leurs ancêtres. Mais on ne libère pas un pays, on ne peut libérer que des hommes. Nous ne sommes pas arrivés comme des libérateurs mais comme des occupants.
Spiegel : Vous avez combattu dans le Sinaï. De quelle manière cette expérience vous a-t-elle changé ?
Oz : Bizarrement, je n’ai jamais écrit sur cette guerre. Le champ de bataille est d’abord un lieu d’indicibles odeurs – non de choses vues, non de bruits. On a du mal à écrire là-dessus. Mais oui, la guerre m’a changé, elle a fait de moi un activiste obstiné de la paix.
Spiegel : Est-ce que vous avez des souvenirs de guerre que vous avez gardés jusqu’à aujourd’hui ?
Oz : Oui, un souvenir très loufoque. Le premier jour, j’étais assis avec des soldats sur le flanc d’une dune. Soudain, nous fûmes attaqués depuis une autre dune en face. Je voyais ces petits hommes qui nous visaient. Ma première réaction ne fut pas de riposter ou de me cacher, mais d’appeler la police. J’ai pensé : « ils sont fous, comment peuvent-ils tirer sur nous, ils nous voient pourtant. » Ce fut la dernière réaction humaine que j’ai eue dans cette guerre.
Spiegel : Il y a aujourd’hui une enquête pour corruption contre le premier ministre Netanyahou. Comment voyez-vous la situation pour lui maintenant ?
Oz : Je n’aimerais pas être à sa place. Je crois qu’il est vraiment maintenant dans les ennuis. Il semble avoir des considérations morales très différentes pour lui-même que les autres politiques avant lui. Ce que je souhaite : c’est de voir ce gouvernement aller en enfer. J’aurais bien vu les gouvernements précédents aller en enfer.
Spiegel : Une grande partie de la population continue à soutenir Netanyahou. Pensez-vous que la population israélienne ait une attitude relâchée envers la corruption ?
Oz : Je ne crois pas que les Israéliens soient plus tolérants à cet égard que les Français, les Italiens ou les Américains. C’est en un autre sens que les Israéliens ont une particularité. Il y a l’Israël du jour, et l’Israël de la nuit. Le premier est conscient de lui-même, impertinent et passionné, tout comme d’autres pays méditerranéens. Il est hédoniste, matérialiste et presque arrogant. La nuit les hommes sont angoissés et torturés par des problèmes existentiels. Cette angoisse n’est pas sans fondement. Certes le peuple juif a des liens forts avec les USA, mais il n’appartient pas à une famille plus importante, au sens où il y a une famille européenne ou une famille arabo-musulmane. Qui ne comprend pas cette ambivalence ne comprend pas Israël. Il ne comprend pas non plus comment Netanyahou peut gagner les élections en disant : « l’Iran veut nous anéantir, l’Etat islamique arrive, les Arabes arrivent, et de toute manière le monde nous déteste. »
Spiegel : Est-ce que Netanyahou peut, quoi qu’il en soit, survivre politiquement aux enquêtes ?
Oz : Je ne sais pas. La réponse ne réside pas qu’ici. En de nombreux endroits dans le monde la démocratie vit des crises difficiles. La politique est devenue une part des industries de loisir. Les gens ne choisissent plus le meilleur politique mais le candidat le plus plaisant, le plus marrant.
Spiegel : Vous pensez à l’Amérique ?
Oz : Pas seulement. Je parle aussi de votre Europe bien aimée. En espérant ne pas parler de l’Allemagne.
Spiegel : Quelle espérance de paix avez-vous eu égard à la situation, pour le Proche-Orient ?
Oz : Je pense qu’il y aura ou bien une montée de la violence ou bien la situation sera que toute la scène du Proche-Orient ait fondamentalement changé. Il est bien possible – et je dis cela aussi à mes amis palestiniens – que les Palestiniens aient manqué une chance historique de paix. Il y a eu un temps où l’opinion mondiale et une grande partie de l’opinion israélienne était à leur côté. Mais à présent, il y a l’Etat islamique et le fondamentalisme islamique – il est plus facile pour les politiques israéliens de mettre sur le même plan l’aspiration des Palestiniens à un Etat et ces mouvements fondamentalistes.
Spiegel : Est-ce que cela serait la fin de la solution à deux Etats, comme beaucoup de gens de droite le prétendent en Israël ?
Oz : Non, mais il est possible qu’un Etat palestinien voie le jour par-dessus la tête des Palestiniens. Il serait un élément d’un accord entre Israël et les Etats arabes modérés, mais pas entre les Israéliens et les Palestiniens.
Spiegel : Comment décririez-vous votre état d’esprit en ce moment – êtes-vous plus pessimiste qu’avant ou aussi pessimiste que d’habitude ?
Oz : J’aimerais bien laisser à mes enfants et petits-enfants un monde meilleur que celui-ci. Mais si je réfléchis au monde qui m’a été transmis à moi-même, avec Hitler, Mussolini et Franco, alors je me dis que celui-ci n’est pas si mauvais.
Spiegel : Monsieur Oz, nous vous remercions pour cet entretien.
Traduction par Alain David