Céline – la race, le juif
Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff
De Wagner à Céline
Ce nouveau (gros – 1174 pages) livre de Pierre-André Taguieff, écrit ici en collaboration avec Annick Duraffour, spécialiste des rapports entre littérature et politique, poursuit un nouvel aspect de l’œuvre de Taguieff où il ne s’agit plus seulement d’inventorier les types idéaux du racisme et de l’antijudaïsme présents dans la modernité, la réflexion ici se confronte à Céline, comme elle s’était confrontée il y a peu à Wagner. Autrement dit deux créateurs majeurs de l’art et de la littérature en Occident qui ont été, d’une manière non pas accidentelle ou marginale, mais constante, résolue et opiniâtre, antisémites : il faut d’une part en prendre acte, et cela sans détours ni fausse pudeur, d’autre part interroger la signification de ce qu’à tout moment du rapport que nous entretenons avec eux on voudrait pouvoir considérer comme une dérive.
L’inexcusable antisémitisme de Céline
Chez Céline, il y a les romans – Voyage au bout de la nuit, 1932, Mort à crédit, 1936 – les pamphlets, Bagatelles pour un massacre, 1938, L’école des cadavres, 1938, Les beaux draps 1941 ; et puis tout le reste, la trilogie allemande, D’un château l’autre, Nord, Rigodon, les publications posthumes. Le Céline immense, simplifie-t-on souvent, est celui des deux premiers romans, le reste se perd dans l’innommable, l’obscénité abjecte, la dénégation et la veulerie, quoi qu’il en soit de l’écriture.
Mais peut-on faire cette distinction ?
Certes on le peut, dans la mesure où les deux premiers romans ne contiendraient pas une once d’antisémitisme. Taguieff et Duraffour admettent cela en partie (notant cependant l’antisémitisme explicite du premier texte de 1927, L’Eglise), comme la plupart des commentateurs.
Cependant la volumineuse documentation qu’ils déploient dresse un autre tableau, plus exigeant que celui des commentateurs. Il ne s’agit plus d’exempter Céline en passant par profits et pertes l’inacceptable, et pour cela nos auteurs restituent avec une précision documentaire implacable le climat de l’époque, montrent qu’aussi délétère que ce climat ait été, on ne saurait y absorber l’antisémitisme de Céline, lequel est singulier et inexcusable. Pas davantage, on ne saurait ignorer l’abjection particulière du Céline collabo, qui, pendant l’occupation ne recula pas devant des infamies (les dénonciations, notamment, dans des lettres publiques ou privées, la recommandation faite à ses interlocuteurs allemands de massacrer les Juifs, et en contrepartie la veulerie des dénégations de la fin de la guerre ou d’après-guerre, dans les lettres, voire déjà dans la trilogie allemande – qu’un Philippe Sollers considère cependant comme la partie la plus géniale de l’œuvre). Une conséquence, entre autres, de cette mise en perspective est la sévérité avec laquelle est jugée l’ensemble de la critique célinienne. Exemplaires de cette sévérité, les reproches qui accablent Henri Godard (l’universitaire aujourd’hui le plus autorisé quant aux études céliniennes) renvoyant ce dernier soit à une complaisance coupable envers l’antisémitisme, soit à une ignorance consternante des conditions historiques et culturelles qui entouraient celui-ci.
Pourquoi lire encore Céline ?
Une telle sévérité laisse cependant en déshérence une question, à mes yeux essentielle, et qui n’apparaît dans le livre qu’en creux : pourquoi lire Céline, est-il licite de l’admirer ? Après le livre de Taguieff et Duraffour ne faudrait-il pas tout rejeter, avec horreur ?
Là-dessus les réponses de nos deux auteurs restent selon moi évasives : le style, le renouvellement de la langue, etc. admettent-ils. Pourtant ces formules, confrontées à tout ce qu’ils mettent si minutieusement en perspective peuvent-elles satisfaire ?
La vraie question n’est-elle pas plutôt celle-ci : fallait-il que ce qu’il y a de génial dans l’œuvre de Céline s’abreuve à la source empoisonnée de l’antisémitisme ? Car si la dénonciation par Taguieff et Duraffour de l’opposition trop facile entre l’antisémitisme et l’œuvre est convaincante, et donc si l’antisémitisme doit coller à l’œuvre – ce que reconnaissent certains critiques, eux-mêmes auteurs d’œuvres, tels Sollers, voire Modiano dans La place de l’étoile – dont je regrette que l’entreprise ne soit pas méditée par Taguieff et Duraffour – c’est alors vers une question très difficile et passionnante qu’il s’agit de se tourner : en quel sens l’antisémitisme de Céline (ou par ailleurs celui de Wagner) va-t-il au plus près de ce que nous sommes ? Cet antisémitisme n’exprime-t-il pas, jusque dans le caractère inexcusablement odieux et infiniment déshonorant qui est le sien chez Céline – à cet égard le livre de Taguieff et Duraffour qui l’établit comme cela n’a jamais été fait, est d’une lecture indispensable – quelque chose de l’impossibilité d’être, cela même qui se symbolise (en le disant très vite) par les fameux points de suspensions de l’écriture célinienne, marquant d’ irrémédiables ruptures dans la continuité du réel ?
Je pense ici à quelques mots que Maurice Blanchot adressa en 1968 à Levinas pour lui expliquer sa rupture avec ses amis gauchistes, à propos de la question d’Israël à laquelle ces derniers ne comprenaient rien : « l’absence d’antisémitisme ne suffit nullement ». Phrase que j’éprouve comme infiniment profonde, qu’il faut méditer encore et encore, et ici en parallèle à la lecture de ce dossier horrifiant, pour ne pas simplement rejeter comme on en aurait à tout instant la tentation, une œuvre qui cependant nous confronte à ce qui épouvante le plus de l’histoire contemporaine, l’antisémitisme exprès ou silencieux qui hante notre époque, et dont Céline, dans tous les aspects de ses écrits, donne à percevoir la réalité et la démesure.
A.D
Pierre-André Taguieff, Annick Duraffour Céline, la race, le juif, Fayard 2017
Philippe Sollers Céline collection Céline & Cie 2009
Pierre-André Taguieff Wagner contre les Juifs Berg international 2012