Sur la mémoire de l’esclavage

 

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10 mai 2018 : Mémoire de l’esclavage ?

Le président de la République, présent avec François Hollande à la cérémonie précédente, pour la transmission du pouvoir, est absent cette année. Bien sûr, il ne peut être présent partout et à tout.

Cette absence pourtant fait réfléchir, doit peut-être faire réfléchir : les cérémonies diverses ne réussissent me semble-t-il qu’à être mémorielles, parfois, au mieux, en faisant allusion aux « formes modernes de l’esclavage » – mais ces dites formes modernes, les résidus d’esclavage dans des pays « arriérés », le Soudan ou la Mauritanie, ne représentent rien de moderne – et quant aux autres « formes modernes » évoquées, il s’agit des multiples versions de l’exploitation de « la force de travail », le travail sous-payé des prolétaires du monde, des hommes mais aussi des femmes et des enfants, dans des conditions souvent effroyables et sur quoi notre société de privilégiés fait honteusement l’impasse.

Il ne s’agit sûrement pas pour le militant associatif, attentif par hypothèse à ce que l’immense écrivain Georg Büchner appelait, au XIXème siècle, « ce cri effroyable qui retentit sur tout l’horizon et qu’on appelle ordinairement le silence », de faire à son tour l’impasse.

Néanmoins, ce militant peut à bon droit se demander ce qu’il en est de l’esclavage proprement dit, par-delà les approximations (celles en particulier donc qui ramènent trop facilement, par métaphore, l’esclavage à l’exploitation économique, et qui méconnaissent peut-être ainsi ce qu’a été et ce qu’est l’esclavage) ou par-delà ce que je me risquerai à appeler un folklore mémoriel, renvoyant dans nombre de ces cérémonies du 10 mai l’esclavage au gospel, à Louis Armstrong, voire à ces chorales chantant du Gershwin – folklore tout aussi suranné et inoffensif que les chromos d’Autant en emporte le vent.

« L’esclavage proprement dit » : la question que je tente d’esquisser me semble bien celle-ci. Savons-nous aujourd’hui, avons-nous commencé même à le savoir ce qu’il en a été, et donc ce qu’il en est de l’esclavage. Un indice pour étayer cette question : l’un des plus grands philosophes de la tradition, Hegel, a présenté dans l’un des passages les plus célèbres de son oeuvre, ce qu’il a nommé « die Dialektik des Herrn und des Knechts » – ce que son premier traducteur Jean Hyppolite nous a livré comme étant la « dialectique du maître et de l’esclave » – le moment constitutif de l’humanité.

Dans la lutte de tous contre tous, le maître est celui qui l’emporte, l’esclave celui qui échange sa vie contre sa liberté.

Marché de dupes, car comme l’écrivait déjà Rousseau avant Hegel, il n’y a pas de sens réel à abandonner sa liberté. Dans cet échange le maître imaginant entrer en possession de la liberté de l’esclave, n’a en réalité rien entre les mains, ne pouvant dominer qu’en concédant ce qu’il croyait avoir confisqué (une certaine liberté, une certaine forme de liberté) à l’esclave, lequel en étant voué par le maître au travail, c’est-à-dire à la domination de la nature, retourne la situation et devient en quelque sorte le « maître du maître ».

Ce passage fondateur qui inspirera Marx, et toute la postérité marxiste, aussi bien que l’existentialisme, jusqu’au Camus de L’homme révolté, laisse pourtant hors de son propos, et non nommée, la véritable question de l’esclavage. « Der Knecht » (que des traducteurs récents proposent de rendre par valet ou serviteur) est l’esclave au sens de l’Antiquité, ou au sens du protestantisme (« ich armer Mensch, ich Sündenknecht » dit Bach après Luther, « moi pauvre homme, moi esclave du péché ») et n’est pas l’esclave de la traite, pour lequel, dans son grand texte de 1807 (la Phénoménologie de l’Esprit) Hegel n’a aucun regard, alors que la traite atlantique bat encore son plein.

D’un autre côté, aucun historien de l’esclavage ne fait état de cette séquence hégélienne, pourtant constitutive pour la philosophie contemporaine de l’identité de l’homme moderne. L’esclavage, celui de la traite atlantique ou celui de la traite arabe, reste donc une séquence non pensée, participant de l’identité de l’homme moderne, d’autant plus que la modernité n’a pas réussi à la mettre sous son regard et qu’elle ressortit donc de ce qui est pour elle encore impensé et sans nom.

Je veux dire par ces remarques, à la fois trop longues et surtout trop rapides, qu’il y a ici peut-être la place pour une intervention de la Licra, sous la forme par exemple d’un colloque qui réunirait philosophes, littéraires, historiens, pour donner expression à ce qui de notre identité contemporaine reste encore non nommé.

Un tel colloque ne pourrait-il pas trouver son lieu et son moment l’année prochaine, au 10 mai 2019 par ex, à la Maison Heinrich Heine, auprès de laquelle on pourrait faire valoir, comme point de départ intellectuel d’un tel colloque, la question d’une traduction qui n’a pas eu lieu, parce que notre temps n’a pas encore su trouver les mots justes ?

Alain David

 

Pour accompagner cette note de réflexion, voici quelques photos de la participation de la Licra Dijon à la Commémoration du 10 mai.

 

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