L’antisémitisme de l’Affaire Dreyfus à celui d’ aujourd’hui
(intervention pour la Licra à la LDH)
Je m’appelle Alain David. (Pour faire écho à l’exposé de Gilles Manceron et en m’installant pour un instant encore, dans l’anecdote de mon nom, je dirai que je suis juif, ou qu’on me considère comme tel, fils d’une juive allemande et d’un algérien musulman, et en outre dijonnais, et philosophe.)
Mais ce n’est pas à ce titre que je sollicite maintenant la parole. Je suis là, président de la commission Mémoire Histoire et Droits de l’Homme de la Licra, à la demande de Mario Stasi, pour représenter notre association à cet anniversaire des 120 ans de la Ligue des Droits de l’Homme, circonstance qui m’honore infiniment et où j’ai donc l’honneur de vous transmettre les salutations de toute la Licra.
Ceci étant, et toujours pour faire écho à Gilles, mais en abandonnant désormais le terrain de l’anecdote, je voudrais essayer d’introduire par rapport à ce qui s’est dit à la tribune, quelques nuances pour représenter, autant que je le pourrai, et sans j’espère la trahir, la position de mon association.
La position de la Licra, non sur chacune des questions évoquées par les intervenants (par exemple la question du sionisme, ou celle de la publication des auteurs antisémites – mais sur ces derniers points, qu’on se rassure, les incertitudes et les discussions que j’ai pu soupçonner dans les débats traversent également la Licra) mais plus globalement sur la question de l’antisémitisme, et comme le titre de cette réunion y invite, ce qu’on peut entendre avec ce mot d’antisémitisme, de l’Affaire Dreyfus à aujourd’hui.
Une parenthèse, d’abord et cependant, et une clarification pour nous mettre tous à l’aise : nous ne pensons pas, à la Licra – et nous ne voulons à aucun prix le laisser croire – que l’antisémitisme serait tout simplement et seulement celui de l’islam radical, du fondamentalisme islamiste qui s’est manifesté si tragiquement ces temps derniers.
Et en tout cas nous refusons des passerelles qui prétendraient aller de l’islamisme à l’islam : tous nos adhérents musulmans nous aideraient, d’ailleurs, s’il le fallait, en luttant avec détermination contre l’antisémitisme, à nous garder de tout dérapage. C’est encore en ce sens que Mario Stasi a signé, en sa qualité de président, la tribune du Monde, et non celle du Parisien, trop équivoque. Cette précision devrait permettre de débattre maintenant sans arrières-mauvaises-pensées, de l’essentiel.
Pour commencer je dirai que ce combat contre l’antisémitisme, identifie la Licra elle-même, la Licra déjà dans son histoire, depuis 1927. Mais cette histoire consiste sans doute en davantage que la simple collation de quelques événements.
J’en appelle pour le prétendre au grand livre d’Emmanuel Debono sur l’histoire de la Lica, à son sous-titre au moins : « aux origines de l’antiracisme ». Car la Licra n’était sans doute pas antiraciste en 1927, parce qu’à cette date personne ne l’était, dans une troisième République où le colonialisme était l’air respiré par chacun. Mais du moins la Licra, la Lica, se donnait-elle la possibilité d’être antiraciste. J’aventure une formule : en luttant contre l’antisémitisme la Lica s’est donné, a donné peut-être à la France, la possibilité de conquérir son antiracisme.
C’est bien dire que l’histoire est ici davantage que l’histoire, elle profile – et maintenant j’amorce l’essentiel de mon propos – une identité pour l’humanité. Je voudrais mentionner, sans m’y arrêter, deux autres occurrences spectaculaires où l’histoire a laissé entrevoir, quant à ce thème de l’antisémitisme, autre chose qu’elle-même :
- l’Affaire Dreyfus, à l’origine de la Ligue des Droits de l’Homme (mais ici qu’on me permette de citer Péguy plutôt que Jaurès, l’Affaire qui ouvre pour la 3ème République quelque chose d’une identité vertigineuse, en quoi Péguy offre à voir ce qu’il appelle une mystique – « tout commence en mystique et finit en politique » : Levinas racontant plus tard que dans des shtettl de l’est, où l’on n’avait jamais vu une lettre latine, Zola était honoré comme un saint.
- Et puis, bien sûr, autre événement tragiquement fondateur : la shoah.
Ces appels à l’histoire – jusqu’au dépassement de l’histoire – permettent d’entendre qu’il y va avec l’antisémitisme et par contrecoup avec le judaïsme de quelque chose de plus essentiel que de l’appartenance à une confession ou à une communauté. Jean-Pierre Dubois, votre ancien président, me disait un jour à Dijon où il était doyen de la fac de droit, en une formule qui m’avait impressionné, que le judaÏsme était l’un des phénomènes des plus complexes et des plus interessants du monde occidental. Des plus complexes et des plus intéressants : je comprends avec cette formule que le judaïsme nous définit, et en particulier qu’il nous définit en nous assignant à ce mot énigmatique de « juif » – et si comme le dit Michel Wieviorka « un juif est quelqu’un qui se demande ce qu’est un juif », cela fera beaucoup de juifs, cela fera du judaïsme un insolite universel – en nous assignant aussi dans le même mouvement à cet autre mot avancé au seuil du débat de cet après-midi : « aujourd’hui » – « l’antisémitisme aujourd’hui ».
En quoi le judaïsme – celui, donc, non paroissial, des juifs, des athées, des non-juifs et des autres – nous définirait-il, et nous définirait-il aujourd’hui ?
Je le suggérerai en une proposition (faute d’avoir le temps d’en aligner beaucoup d’autres) : l’hypothèse d’un Dehors, de quelques lettres privées de sens et porteuses cependant de sens, et qui inquiètent tous les énoncés d’une culture, cela qui se répète, du Tétragramme à la psychanalyse, de cette dernière à Levinas : le monde immanent de la mondialisation, celui désormais d’internet privé de ressources d’identité et par rapport auquel, cherchant à se fixer dans cet illimité (l’apeiron des Grecs déjà), les crispations identitaires, les populismes et les sacralisations se multiplient, se juxtaposent, s’allient ou se défient, en miroir – ce monde immanent de la mondialisation s’affole dans la recherche d’un point d’arrêt, et dans la dénégation.
Faut-il nommer cela « antisémitisme » ?
Je voudrais en appeler, pour persister à le prétendre, à ce que je tiens pour une extraordinaire lettre de Maurice Blanchot à Levinas, dans laquelle, venant de rompre sur la question d’Israël avec ses amis gauchistes, il constate : ces jeunes gens généreux, qui ne sont pas antisémites, qui ne soupçonnent même pas ce qu’il en est du judaïsme, souhaitent néanmoins la fin d’Israël (entendons dans la bouche de Blanchot, l’Etat, et l’au-delà de l’Etat, le fait juif). Voilà, ajoute Blanchot, un fait étrange et paradoxal : il y a ceux qui veulent détruire les Juifs parce que Juifs, et ceux qui veulent les détruire en ignorant tout de ce que c’est qu’être juif. « Ce qui prouve bien que l’absence d’antisémitisme ne suffit nullement. »
Je fais mienne ici cette formule : l’absence d’antisémitisme ne suffit nullement. Elle porte en elle plusieurs conséquences. Notamment celle-ci, essentielle pour le débat que j’essaie d’introduire : on ne saurait se contenter d’identifier ce qui nous arrive au titre de l’antisémitisme aux propos de ceux qui, se revendiquant d’un combat culturel nourri de fantasmes, s’en prennent haineusement dans leurs discours au fait juif, fût-il rebaptisé et déguisé en « sionisme ». L’antisémitisme islamiste est ainsi, je le redis, un épiphénomène ou une conséquence d’une crise plus profonde, plus fondamentale, et qui a trait à un désarroi plus essentiel.
Que faut-il faire ?
La question évidemment est devant nous tous.
J’ai essayé de proposer au moins, d’une part, qu’il y a des choses qu’il ne faut sûrement pas faire, de pointer d’autre part ce qui est selon la Licra quelque chose de fondamental : la lutte contre l’antisémitisme n’est pas la lutte contre une forme de racisme (l’antisémitisme n’est pas une espèce de racisme, un cas particulier, le racisme antijuif, dans la liste générale des racismes). Au contraire, le racisme quelle que soit sa forme, retient quelque chose d’une configuration à laquelle, davantage que nulle autre époque, a affaire notre modernité, et qui est l’antisémitisme. Il s’agit face à lui de s’employer à faire droit à ce qui ne reçoit pas de forme – ou en empruntant le langage de certains philosophes, de s’engager dans une phénoménologie de l’inapparent.
Enfin ayant cité l’adresse de Blanchot à Levinas, cette affirmation infiniment étonnante que « l’absence d’antisémitisme ne suffit nullement » je m’interromprai avec une formule elle-même déconcertante de Levinas, mais qui offre au moins d’une manière qui m’enthousiasme, derrière et à mon sens en continuité avec le mot de Blanchot, un point d’ancrage, et la possibilité de poursuivre. Il s’agit de l’exergue-dédicace de son maître-livre Autrement qu’être : « aux 6 millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, et aux millions et millions d’autres, de toutes origines, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme. »
Alain David