« Pour que la France reste la France »
Alors que la tentation d’un populisme hideux traverse et met en danger les pays démocratiques,
Alors que les déshérités du monde frappent de façon toujours plus angoissée et pressante à notre porte, et que des voix recommandent des postures déshonorantes où l’indifférence le dispute au ressentiment,
Alors que des femmes et des hommes, eux-mêmes produits paradoxaux de l’excellence de nos grandes écoles, viennent trahir piteusement l’héritage en se faisant les relais de la haine au lieu de s’ériger en hérauts de la générosité républicaine,
Alors que Descartes, qui voyait dans la générosité – « qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer » – la plus noble des vertus, n’usurpent-ils pas le nom de la France ceux qui font de la sorte bon marché de la leçon de celui que Péguy appelait « ce cavalier français parti d’un si bon pas » : la France de la générosité, la France même : telle qu’elle fut célébrée encore par Malraux, dans son discours à Jean Moulin – « A côté des cendres de Carnot et des soldats de l’an II, de Victor Hugo avec les Misérables, de Jaurès veillées par la justice ». Nous faut-il donc aujourd’hui, en réclamant que « la France reste la France » , nous recroqueviller sur nous-mêmes en récitant du Maurras ?
Alors qu’au contraire la France est elle-même seulement quand elle sait s’ouvrir avec intrépidité au grand large ! Exemple d’Anacharsis Cloots, fait en 1792 citoyen français d’honneur par l’Assemblée législative, parce qu’il réclamait pour la République l’universalité : n’est-il pas un emblème de cette signification que la France a voulu pour elle-même ? Ou de Charles Péguy adossant à propos de Dreyfus la France à la singularité, universelle et paradoxale, d’une mystique. Et encore d’Apollinaire découvrant chez les Juifs l’étrangèreté bariolée et baroque d’une France « fondée en poésie », capable seule de « renouveler le monde » : tous ceux-là ne sont-ils pas de bons témoins de la France, ne faut-il pas les préférer aux pantalonnades martiales des chants de Déroulède ?
Alors que « la France » a traversé parfois avec gloire, et parfois en frôlant l’abîme, parfois dressée fièrement, parfois honteusement et en rampant, les bouleversements d’un siècle et demi, avec aujourd’hui le défi d’émerger à elle-même dans un monde devenu global et privé de repères et d’horizons, doit-elle désormais se réfugier dans des bunkers, aux relents de ceux abandonnés sur les plages normandes, et où de surcroît elle n’obtiendrait en guise de la sécurité espérée qu’une médiocrité dangereuse ?
Alors oui : mille fois oui ! Que la France reste la France ! Mais elle n’y parviendra pas en suivant la leçon d’un tract dont chaque mot déshonore l’aspiration à laquelle il prétend. Pour que la France reste la France il faut quitter ce que Bergson (cet autre grand Français), nommait la « morale close », et donc s’ouvrir, affronter courageusement, comme ils viennent, les défis du présent, inventer avec l’intrépidité que donne la générosité cet avenir qui mettra ce qu’on prétend nommer « la France » à la plus grande hauteur des rêves de son passé.
Alain David