Hélène Dumas, Stéphane Audoin-Rouzeau, Marcel Kabanda Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi Mémorial de la Shoah, 2014, 47 p. ,10 €
Stéphane Audoin-Rouzeau est un historien, directeur d’études à l’EHESS (école des hautes études en sciences sociales) spécialiste de la première guerre mondiale, s’étant attaché plus particulièrement à la question de la souffrance.
Hélène Dumas, docteure en histoire avec une thèse publiée sous le titre Le génocide au village, dirigée par Stéphane Audoin-Rouzeau, portant sur les tribunaux gacaca (thèse pour l’écriture de laquelle Hélène Dumas a dû apprendre le kinyarwanda).
Marcel Kabanda est historien, président de l’association mémorielle Ibuka France, et membre de la Licra.
Ce petit livret, en vente au Mémorial de la Shoah, réalisé à l’occasion de l’exposition de 2014 au Mémorial (je l’ai découvert récemment), est un travail formidable, extrêmement pédagogique, alliant l’écrit, le dessin, la photo, les documents. C’est un document indispensable au militant de la Licra.
Un parti pris néanmoins : rien n’est dit de la responsabilité politique des puissances internationales et en particulier du rôle de la France.
Alain David
Smaïn Laacher Croire à l’incroyable. Un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile, Gallimard 2018, 184 p. 18 €
Un essai incontournable pour ceux qui s’intéressent vraiment aux migrations internationales et au droit d’asile, celui-ci représente en France uniquement 15 % des entrées dans le Territoire, beaucoup d’entrées sont à titre légale du rapprochement familial, et des clandestins qui sont régularisés, au bout de plusieurs années à partir de cinq ans en France (directive Valls).
Je vous donne en annexe les documents parlementaires et d’autres services de l’Etat sur cette thématique
Smain LAACHER– Croire à l’incroyable – Un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile édition Gallimard
Voici le passage du livre qui m’a le plus intéressé à titre personnel (ma mère est née au Caire, et tous mes grands-parents ont fui l’Empire Ottoman en raison des persécutions religieuses anti-juives, avant 1925, ou en 1956 en Egypte) :
« Aucun pays arabe musulman de la région ne possède le droit d’asile et seulement cinq d’entre eux ont signé la convention de Genève de 1951 (Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, et le Yémen) sans jamais la respecter et nul n’est naturellement et volontairement en mesure d’accueillir dignement ne serait ce que leurs « frères « musulmans. Et l’absolue indifférence de la « rue arabe » face à ces multiples tragédies qui touchent directement ou indirectement d’innombrables foyers signe à n’en point douter l’immense fatigue sociale de ces peuples.«
AINSI QUE LA CONCLUSION DU LIVRE:
« Désormais, mon expérience me convainc que les déplacements de populations constitueront, pour la communauté internationale autant que pour les Etats souverains, quatre enjeux fondamentaux.
Le premier enjeux est celui de la Sécurité nationale, liée à ce qu’il est convenu d’appeler la « gestion des flux migratoires sous toutes ses formes et quelle que soit leur ampleur.
Le deuxième enjeux concerne l’entrée en vigueur de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille(2003).
A ce jour, quarante-trois pays essentiellement les pays d’origine des migrants, mais aucun Etat Européen – ont ratifié cette convention.
Le troisième enjeux concerne le droit d’asile dans le monde, et notamment en Europe. Les guerres civiles et les conflits internationaux jettent des millions de personnes sur les routes de l’exil. Que les Etats protègent leurs frontières, il n’y a là rien de plus normal. Mais cela ne doit en aucun cas se faire au détriment de leurs obligations internationales en matière de protection des droits des migrants, des demandeurs d’asile et des refugiés. »
Enfin, le quatrième enjeux est celui qui a partie liée aux rapports de domination entre nations ou autrement dit, celui du « droit au développement » ou du « co-développement ».
QUELQUES EXTRAITS INTERESSANTS LE PLAN ET A LA FIN LE LIVRE COMPORTE PLUSIEURS ANNEXES TRES INTERESSANTES TABLEAUX DE CHIFFRES TABLEAUX DE JURISPRUDENCES.
Le texte s’est joué autant que possible des frontières habituellement admises entre l’autobiographie et la sociologie. C’est la raison pour laquelle je m’interdis moralement scientifiquement et politiquement de valoriser ou dévaloriser celles et ceux (les requérants, les avocats, les juges, les rapporteurs, les interprètes, etc..) qui rendent cette juridiction indissociablement humaine, vivable et socialement utile, mais aussi sans doute parfois injuste. »
Mais avant le refuge, il y a l’asile la question se pose donc de savoir ce que représente concrètement l’asile. C’est l’objet de ce livre. Le fait que j’ai été, de 1999 à 2014, juge assesseur représentant le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à la CNDA à Paris m’autorise à porter un regard de l’intérieur et à proposer une ethnographie de l’univers de l’asile.
Le juge ne fait pas que répondre par le droit.
Il doit également répondre à nombre de questions :
Qu’est ce qu’un récit crédible ? Quelle est la différence entre vraisemblance et vérité ? Qu’est ce qu’une intime conviction et quel est son rapport à la question cruciale de la preuve ? Comment faire croire à l’incroyable sans preuve ? Faut-il distinguer histoire et récit en matière d’asile ? Que faire lorsqu’on ne possède pas , dans une affaire, d’intime conviction ? Une persécution peut-être jugée de la même façon selon qu’il s’agit d’un requérant ou d’une requérante ? Quelle est la place de la compassion et de la pitié lors de la prise de décision collégiale et le jugement ? Qu’est ce qui, dans l’acte de juger en situation, relève de l’éthique et de l’équité ou du droit ? « Tout l’objet d’une audience, c’est de créer l’interaction entre des mondes fort différents. »L’enjeu du récit est bien plus qu’un problème d’expression ou de degré d’exactitude de tel ou tel fait . C’est avant tout un problème d’écoute, d’attention. N’est ce pas d’ailleurs, ce que signifie le mot « audience » ?
A ce stade, il convient de distinguer non seulement les immigrés des exilés, mais aussi les réfugiés des exilés. »
Désormais, suite aux attentats terroristes perpétrés en partie par des commandes venus d’ailleurs sous le couvert de personnes sollicitant l’asile, la surveillance des frontières englobe dans « l’immigration illégale » le migrant économique et le demandeur d’asile.
La Cour nationale de droit d’asile n’est pas un lieu ordinaire. Elle n’est pas un tribunal car il n’y a ni victime qui demande réparation, ni juge doté d’un pouvoir de sanction pénale.
L’OFPRA, première instance qui examine les dossiers sur le fond, est plus souvent contredite par le CRR. En 2006, cette dernière a prononcé davantage d’accords que l’OFPRA : sur les 7354 personnes qui se sont vu reconnaître le statut de réfugié, 2929 (soit 40%) l’ont été à la suite d’une décision de l’office; 4425 (environ 60%) après une décision de la Commission des recours. Cette configuration est unique dans l’histoire administrative française. »
Cette inversion des vocations entre l’OFPRA et la CRR (devenu Cour Nationale du droit d’asile en novembre 2007) se situe dans les trois registres fondamentaux qui constituent le socle du droit d’asile :
– celui de la « capacité de protection des autorités » qui intègre le refus de se réclamer de la protection des autorités et la notion d’asile interne;
– celui de l' »appartenance à un groupe social » ;
– celui de la « protection subsidiaire ».
La CNDA est donc une juridiction administrative spécialisée, compétente pour examiner les recours formés contre les décisions de l’OFPRA en matière d’asile.
Encore ce pouvoir peut-il s’exercer de la manière la plus neutre possible en masquant en « catastrophe naturelle » l’organisation systématique d’une famine à l’encontre de populations que l’on veut voir se déplacer hors des frontières de l’Etat – comme on l’a vu au Soudan, en Birmanie, en Sierra Léone, en Afghanistan, les exilés de l’intérieur, enfermés à l’intérieur de leurs frontières, traduisent l’échec de la modernisation d’un Etat et celui de sa société.
Voilà aussi un autre facteur d’incommensurabilité entre le monde des requérants et celui des juges de la CNDA
Face à ces mouvements massifs, par familles entières, cessons de faire semblant de croire à une quelconque solution qui mettrait un terme à ces exodes collectifs. Ces populations déracinées fuient des sociétés déstructurées ou elles se sentaient déjà étrangères avant de le devenir chez nous. On oublie bien souvent que l’Afrique, le Proche et le Moyen Orient constituent d’immenses régions ou les déplacements internes, les mouvements forcés de populations, la présence d’immigrés surexploités et de réfugiés indésirables sont les plus importants du monde.
Dans ces pays, des millions de personnes sans droits sont exposées à la violence, à l’exclusion et au racisme ethnique, politique et confessionnel, et celles n’ont pas le choix qu’entre le silence, la conversion ou le départ.
Aucun pays arabe musulman de la région ne possède le droit d’asile et seulement cinq d’entre eux ont signé la convention de Genève de 1951 (Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, et le Yémen) sans jamais la respecter et nul n’est naturellement et volontairement en mesure d’accueillir dignement ne serait ce que leurs « frères musulmans ». Et l’absolue indifférence de la « rue arabe » face à ces multiples tragédies qui touchent directement ou indirectement d’innombrables foyers signe à n’en point douter l’immense fatigue sociale de ces peuples.
Désormais, mon expérience me convainc que les déplacements de populations constitueront, pour la communauté internationale autant que pour les Etats souverains, quatre enjeux fondamentaux.
Le premier enjeux est celui de la Sécurité nationale, liée à ce qu’il est convenu d’appeler la « gestion des flux migratoires sous toutes ses formes et quelle que soit leur ampleur ».
Le deuxième enjeux concerne l’entrée en vigueur de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille(2003).
A ce jour, quarante-trois pays essentiellement les pays d’origine des migrants, mais aucun Etat Européen – ont ratifié cette convention.
Le troisième enjeu concerne le droit d’asile dans le monde, et notamment en Europe. Les guerres civiles et les conflits internationaux jettent des millions de personnes sur les routes de l’exil. Que les Etats protègent leurs frontières, il n’y a là rien de plus normal. Mais cela ne doit en aucun cas se faire au détriment de leurs obligations internationales en matière de protection des droits des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés.
Enfin, le quatrième enjeux est celui qui a partie liée aux rapports de domination entre nations ou autrement dit, celui du « droit au développement » ou du « co-développement ».
PLAN DU LIVRE :
La dédicace porte l’inscription suivante :
« Pour Atimad qui sait composer des rêves communs ».
deux citations :
« J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudires, mais de les comprendre. Spinoza Traité Politique
« Il y a beaucoup de choses que nous connaîtrions bien mieux si nous ne voulions pas les connaître avec tant d’exactitude. Notre vue ne saisit bien les objets que sous un angle de quarante-cinq degrés. Goethe Maximes et réflexions.
Prologue Une sociologie à la première personne
Au commencement mai 1999
Pourquoi dire Je
Introduction De l’asile
Chapitre 1 Un jour ordinaire à la CNDA
Chapitre 2 Partis dans l’ignorance du droit d’asile
Chapitre 3 L’endroit et l’envers de la Cour
Chapitre 4 Sociologue à la Cour, Sociologue sans terrain
Chapitre 5 Un tord irréparable
Chapitre 6 Les femmes, des persécutés à part ?
Chapitre 7 Coire à l’incroyable
Envois Si les maux ont un sens
annexes 1 – la Convention de Genève de 1951
2- La demande d’asile
3- Les recours à la CNDA
4- L’aide juridictionnelle
5- Les jugements par ordonnance
Appendices, bibliographie, notes et remerciements
Yves Avigdor
Marie-Anne Matard-Bonucci Totalitarisme fasciste CNRS éditions, 2018, 320 p. 25 €
Marie-Anne Matard-Bonucci est historienne, professeure à Paris 8, spécialiste de l’Italie fasciste. Je reprends ci-dessous le compte-rendu de son livre dans le n° 448 de juin 2018 de la revue L’Histoire par Catherine Brice, professeure à l’université de Paris-Est Créteil :
Moins violent que le nazisme ou le stalinisme, le fascisme italien ? Après Emilio Gentile, Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure à l’université de Paris 8 fait un sort à cette idée. Alors que les politiques s’y réfèrent explicitement, il est salutaire de rappeler que le régime de Mussolini ne permit pas seulement aux trains d’arriver à l’heure. Dès sa naissance le fascisme fit de la violence une valeur fondatrice.
Le chapitre consacré aux colonies sera sans doute pour le lecteur français une découverte : rappeler les massacres perpétrés par les troupes de Graziani, l’usage des gaz, ou « l’éthique de la terreur » donne à la guerre d’Ethiopie un autre visage, et l’occupation italienne de la Libye eût pu compléter ce volet fort neuf. Plus délicate la responsabilité italienne dans les massacres de la guerre mondiale : si les exactions de la seule République de Salo sont bien établies, les troupes nazies les dépassent souvent dans les zones échappant aux repubblichini. Reprenant d’excellents articles parfois anciens, la partie consacrée à la culture et à la société souligne la grande plasticité de la « doctrine » fasciste ainsi que le processus de contrôle des pratiques. Enfin, le totalitarisme apparaît clairement dans la politique raciale du régime. Marie-Anne Matard-Bonucci montre bien que les lois raciales de 1938 furent non pas imposées par l’Allemagne mais voulues par Mussolini pour tester le degré de totalitarisation du système. Si l’on voulait une suite à ce beau livre, deux points mériteraient l’attention : comprendre le degré de « mise au pas » au niveau local, là où l’Eglise catholique, sorte de contre-pouvoir, restait prégnante. Le fascisme a-t-il eu raison d’une forme de localisme dépolitisé qui a longtemps marqué les provinces italiennes, du sud particulièrement ? Deuxième piste essentielle car alléguée aujourd’hui par les défenseurs du fascisme : la politique économique et sociale. Si le terme de totalitarisme est éminemment politique, qu’est-ce que la politique économique et sociale d’un régime totalitaire ? Parmi les mythes à balayer, celui « d’italiani brava gente » (les « braves gens italiens ») sort passablement abîmé de cet ouvrage.
Catherine Brice
Catherine Coquery-Vidrovitch Les routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, VIème-XXème siècle Albin Michel Arte éditions, 2018, 284 p. 19, 50 €
Catherine Coquery-Vidrovitch est une historienne, africaniste, professeur émérite à l’université de Paris-Diderot. Ce livre écrit en collaboration avec Arte (Catherine Vidrovitch a été conseillère technique pour une série de 4 films diffusés sur Arte portant également le titre « les routes de l’esclavage ») est le dernier d’une longue série consacrée à l’histoire africaine et à l’esclavage (Etre esclave. Afrique-Amérique XVème-XIXème siècle ; Le rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo : rapport et documents 1905-1907 pour les derniers livres parus, en 2013 et 2014).
Les titres des chapitre donnent une idée des questions abordées : Les fondamentaux (qu’est-ce qu’être esclave ? Comment peut-on définir l’esclavage ? La traite… Les nombres. L’esclavage dans les société africaines anciennes; Avant l’islam. Les débuts de l’islam; Ce que dit le Coran de l’esclavage. La traite transsaharienne. Les siècles d’or et les empires : le Ghana, le Mali, le Songhaï, Le Bornou, l’océan Indien. L’ère portugaise… Le passage à la traite intensive XVIIème-XVIIIème siècle…. Du Brésil aux Caraïbes…Les Antilles au XVIIème et XVIIIème siècles. A qui profitait la traite des esclaves ? … Révoltes et résistance : en terre d’islam. Les révoltes en Afrique. Révoltes sur les bateaux. Les révoltes américaines… Les abolitions de l’esclavage : la fin de la traite. Le Sierra Leone, colonie de la Couronne. L’abolitionnisme anglo-saxon. Les lois d’abolition de l’esclavage (la loi d’abolition anglaise, la loi d’abolition française, l’abolition tardive au Brésil);;; L’esclavage aujourd’hui : le cas du Brésil, Discrimination et racisme anti-Noirs. Genèse du racisme contemporain. L’oubli de l’esclavage européen. La construction du racisme « scientifique ». La situation actuelle…
Ces têtes de chapitre montrent l’ampleur des questions abordées et par contrecoup la grande nécessité de ce livre qui aborde sous ses différentes formes la question de l’esclavage des Noirs.
Sous ses différentes formes, c’est-à-dire dans ses multiples occurrences, arabes, africaines, européennes, américaines et sud-américaines. Ce faisant cette attention portée aux situations particulières, cette sensibilité à la singularité des cas, et en fin de compte à l’histoire de l’esclavage, permet de se poser des questions que l’historiographie (si on prend les différents livres parus sur l’esclavage, même récemment) souvent ignore, appliquant des grilles de lecture essentiellement économiques, méconnaissant les questions que Catherine Coquery-Vidrovitch met en perspective : notamment celle de la vie des esclaves, de leur vie réelle, de la part de la souffrance, de la question du racisme, du lien entre racisme et extermination et (j’en fais ici l’hypothèse) de la signification sans signification de l’extermination.
L’esclavage des Noirs est, on le pressent à la lecture de ce grand livre, important en lui-même, important pour l’histoire contemporaine également, l’un des moments les plus énigmatiques de l’histoire de la civilisation.
Alain David
Hegel Phénoménologie de l’Esprit traduction Bernard Bourgeois, Vrin 2018, 903 pages 17 €
Die Phänomenologie des Geistes (1807) est sans doute l’un des livres les plus extraordinaires et les plus décisifs de la philosophie occidentale, et à coup sûr l’un des plus difficiles, redouté des étudiants et aussi des professeurs, mais qui a une influence considérable sur la manière dont nous pouvons nous penser nous-mêmes, quand bien même nous ne l’aurions pas lu et ignorerions jusqu’à son existence.
Ce n’est donc pas cet énorme texte, objet d’une nouvelle traduction (en l’occurrence celle de Bernard Bourgeois, l’un des maîtres contemporains des études hégéliennes. La première traduction a mis 140 ans à arriver en France, datant seulement de 1939-1941 par Jean Hyppolite) que je voudrais présenter ici mais seulement l’un des multiples problèmes mis à jour par la traduction (et par l’ensemble des traductions) et qui intéresse la Licra : celui qui concerne la traduction d’un passage clé de l’ouvrage de Hegel, qu’Hyppolite avait traduit par « dialectique du maître et de l’esclave ».
Très rapidement énoncé la problématique liée à ce passage est la suivante.
Dans la lutte originelle de tous contre tous, l’un des protagonistes accepte de tout risquer, c’est-à-dire de mettre sa vie en jeu, et l’emporte contre un adversaire qui s’y refuse, et qui pour ne pas mourir « se rend » : autrement dit offre, en échange de sa vie, sa liberté.
Deux nouvelles identités surgissent ainsi, celle du maître et celle de l’esclave.
Mais on ne saurait en rester là, car est-il possible de renoncer à sa liberté (déjà Rousseau, dans le Contrat social, le niait). A l’esclave qui dit « je me rends » le maître est obligé de reconnaître la valeur de cette reconnaissance, c’est-à-dire la liberté qu’en même temps il confisque. Sa maîtrise dépend de la reconnaissance de l’esclave (Camus fera en ce sens du moment de la révolte où l’esclave dit « non » le moment d’humanité par excellence). D’où l’idée que la relation de dépendance se retourne secrètement et que l’esclave devient d’une certaine façon le maître du maître.
Le problème qui surgit avec la traduction est le suivant : Hegel emploie le mot Knechtschaft, qu’on traduit ordinairement par servitude. Mais Knecht signifie dans l’allemand usuel « serviteur », « valet » (dans la littérature marxisante il y a la pièce de Brecht, Herr Puntila und sein Knecht Matti, Maître Puntila et son valet Matti).
D’où de nouvelles traductions se voulant plus exactes que celle d’Hyppolite, qui proposent, au lieu de « dialectique du maître et de l’esclave », « dialectique du maître et du valet » ou « dialectique du maître et du serviteur ». C’est aussi celle ici de Bernard Bourgeois, dont je cite le commentaire : « Knecht : aucune traduction française de Knecht ne s’impose vraiment. Les termes plus forts « esclave » ou « serf » et plus faibles « valet » et « domestique » renvoient trop au contexte social (de la cité à la maison) (…) alors que ici la relation de la reconnaissance inégale « maître-serviteur »se situe à un niveau plus élémentaire de l’existence humaine, celui de l’inter-subjectivité essentielle originaire. C’est cette considération, il est vrai négative qui nous a fait retenir le terme serviteur, sans doute un peu faible, et pour traduire Knechtschaft le terme servitude, lui, en revanche un peu fort… »
« Un peu faible », « un peu fort » : s’agit-il de considérations de cet ordre ? Sur le fond « serviteur » est d’évidence non seulement « un peu faible » mais représente un contresens caractérisé, dans la mesure où ce qui est en cause est l’échange de la vie contre la liberté, ce qui va bien au-delà des relations entre un serviteur et son patron lequel n’a pas droit de vie et de mort sur lui. En revanche il est vrai que « Knecht » n’est pas non plus le mot approprié pour « esclave », et que Hegel fait surtout état de Knechtschaft, qui dans le contexte allemand renvoie à Luther, à la servitude constituée par le rapport au péché (« ich armer Mensch, ich Sündenknecht, moi pauvre homme, moi esclave du péché » dit ainsi une cantate de Bach) et non pas à l’esclave de la traite pour qui Hegel n’a aucun regard.
Autrement dit encore le mot utilisé par Hegel occasionne des difficultés de traduction non seulement parce que les termes français ne sont pas satisfaisants mais parce que le mot allemand lui-même ne correspond pas à ce qui devrait être en cause. « L’esclave » est comme tel absent de la dialectique (comme l’est par ailleurs le « juif », qui s’obstine – le peuple à la nuque raide – à refuser la médiation). L’esclave, le Noir, sont des pures natures, dit Hegel, comme telles privées d’histoire et ne rentrant pas encore dans l’humanité.
Trente ans auparavant, dans une autre oeuvre décisive de l’histoire de la pensée occidentale, La Critique de la raison pure, Emmanuel Kant avait eu cette phrase : « les concepts sans intuitions sont vides, les intuitions sans concepts sont aveugles. » Chez Hegel l’intuition de l’esclavage est privée du concept adéquat et demeure donc aveugle, l’esclavage aux termes de la Phénoménologie de l’esprit (dont Levinas dit cependant qu’elle nous autorise les mots à l’aide desquels seulement nous parlons, nous hommes occidentaux de l’Universel) est sans concepts et donc aveugle.
L’esclavage des Noirs demeure encore (comme du reste la place du judaïsme – cf l’épisode récent « Alain », peut-être encore plus significatif que l’épisode « Heidegger ») un point aveugle de la pensée contemporaine.
Alain David
Félicité Lyamukuru et Nathalie Caprioli L’ouragan a frappé Nyundo Le Cerisier 2018 294 p. 14, 50 €
Nathalie Caprioli est une journaliste belge prêtant sa plume au récit de Félicité Lyamukuru. Cette dernière vit en Belgique, et est rescapée du génocide. Sa famille réfugiée, après les massacres de 1973, à Goma au Zaïre retourne au Rwanda en 1985, et s’établit à Nyundo important diocèse catholique, au nord-ouest du Rwanda, près du lac Kivu. Elle se résout à raconter et à écrire, après avoir lu Au nom de tous les miens, de Martin Gray. La mère de Félicité est médecin. Son père enseigne l’histoire et le français, enseignement qu’il réussit à continuer au petit séminaire de Nyundo, qui n’est pas soumis aux dispositions légales imposant un numerus clausus pour les Tutsi présents dans le corps enseignant. Par ailleurs la famille de Félicité est très étendue (47 membres, dont seulement 14 survivront au génocide) le grand-père est propriétaire terrien, bien établi dans la région.
Le livre donc raconte : la vie au quotidien, avant le génocide, qui n’est malgré tout pas vraiment « quotidienne », le racisme présent dans toutes les occurrences de la vie sociale, l’enseignement où l’on enseigne par exemple comment des reines tutsi tuaient les petits enfants ; et l’hostilité ambiante progressant avec l’entrée en guerre du FPR ; et les scènes du 7 avril 1994 où la mère et une partie de la famille de Félicité sont assassinées dans des conditions atroces, alors que Félicité elle-même, témoin des massacres en échappe miraculeusement ; et la vision du recteur du petit Séminaire, où avait tenté de se cacher la famille, recteur titulaire d’une thèse en sciences sociales soutenue à Rome, qui débouche d’un couloir une machette à la main ; et les entretiens, plus tard en 2015, avec ce recteur, purgeant une peine de prison à vie – mais autorisé néanmoins par une hiérarchie épiscopale qui s’est montrée scandaleusement complaisante à célébrer la messe ; ou les conversations avec d’autres prisonniers condamnés par les gacaca, les tribunaux populaires, et qui oscillent entre dénégations et indifférence, consentant néanmoins à quelques aveux, tel celui-ci : quand on a commencé à tuer avec la machette c’est comme une folie, on ne peut plus s’arrêter.
J’arrête là ce compte-rendu, il faut lire ce livre, il nous donne à imaginer l’inimaginable.
Alain David
Sans distinction de …race Le mot race est-il de trop dans la constitution française ? Actes d’un colloque qui s’est déroulé à la Sorbonne et au Palais du Luxembourg les 27 et 28 mars 1992. Publication de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris 1992, 400 p., 120 F
Contributions d’une trentaine d’auteurs dont Madeleine Rebérioux, Colette Guillaumin, Gérard Huber, André Langaney, Henri Atlan, Yves Duroux, Pierre-André Taguieff, Etienne Balibar, Bernard Herszberg, Danièle Lochak, Jacqueline Costa-Lascoux, Olivier Duhamel, pour m’en tenir à quelques noms que je connais.
Les avis exprimés dans ce livre (dont l’actualité récente montre rétrospectivement l’intérêt) sont partagés et le colloque ne propose pas de conclusion synthétique. Cependant pour au moins donner une indication quant à la tonalité des débats, je propose cet extrait de l’intervention d’Olivier Duhamel, auteur du dernier exposé :
« Je n’avais pas réfléchi au problème avant que les organisateurs (…) posent la question. Au départ mon point de vue était qu’a priori il ne fallait pas toucher à cela (…) Puis me forçant à réfléchir là-dessus ils m’ont convaincu qu’il fallait supprimer le mot race (…) cela m’a amené à la problématique du remplacement (…) Sans discriminations (…) en enlevant « de tous les citoyens », car la formulation précédente laisserait des discriminations possibles à l’encontre des étrangers. D’où une proposition à nouveau modifiée : « La République assure l’égalité devant la loi, sans discrimination de quelque nature que ce soit. »
Alain David