Intervention de la Licra à l’Ecole de gendarmerie de Dijon

Intervention de la Licra à l’Ecole de gendarmerie de Dijon

           A la demande du service juridique de la Licra je téléphone, au nom de la section de Dijon, au capitaine Alain Bihannic. Je suis ensuite reçu par lui le vendredi 12 avril à 13h 30. Il m’introduit auprès des élèves (200 m’a-t-on annoncé) puis me laisse à mon intervention, prévue pour 45 mn. Quelques gradés sont également dans la salle.

Je me présente et précise le déroulement de la séance : une présentation de l’association et de ses objectifs, puis un échange avec les élèves-gendarmes.

Présentation de la Licra :  Je relate en quelques mots son histoire, la naissance en 1927, rappelant le contexte historique, et insistant au passage sur la nécessité de toujours rapporter les problématiques à un contexte historique, soulignant l’importance d’une telle démarche dans l’exercice de ce qui sera un métier où ils auront à prendre, en toute conscience, des responsabilités humaines ( j’introduis intentionnellement ce terme de responsabilité, qui sera comme le fil directeur souterrain de mon intervention : afin de placer d’emblée le débat au niveau de ce que je voudrais donner à percevoir comme étant le sens de la vocation de mes interlocuteurs, et de crédibiliser ainsi la présence auprès d’eux d’une association comme la nôtre).  En l’occurrence, je souligne le fait que le contexte historique dans lequel naît la Lica est celui d’une Europe en proie à l’antisémitisme, mais aussi celui de la colonisation : contexte dans lequel le motif de la race est un paramètre universellement accepté, où l’humanité occidentale se comprend elle-même selon des critères raciaux, et où en conséquence le racisme paraît aussi naturel que l’air qu’on respire et justifie par là-même la colonisation (je donne l’exemple de la construction du chemin de fer Brazzaville-Pointe noire de 1921 à 1934 – je fais un lapsus en disant « Pointe à Pitre sur quoi un élève me reprendra – à propos de quoi on dit que chaque travée recouvre un cadavre).

Cette situation explique que la Lica surgisse d’abord d’une mobilisation contre l’antisémitisme. L’emploi négatif – il ne l’est d’ailleurs pas toujours – de l’adjectif « raciste » dans ces années concerne l’antisémitisme (lequel d’ailleurs est lui-même souvent valorisé) et ce n’est que progressivement, et principalement après la décolonisation que l’usage actuel du mot « raciste » s’installe. C’est du reste tardivement, dans le prolongement et de l’extermination et de la décolonisation que la France se dote en 1972 d’une loi spécifique, donnant à la Lica et aux associations comparables (je les cite) la possibilité de se constituer « partie civile » (j’explique le sens de ce geste : s’estimant porteuse des valeurs républicaines l’association se déclare blessée par l’acte qui a atteint la victime et par conséquent l’accompagne dans sa demande de justice). Et au passage, je mentionne pour le combat que nous menons actuellement  obtenir que le racisme et l’antisémitisme soient considérés comme des délits de droit commun et non comme des exceptions à la liberté d’expression.

Je fais ensuite, afin de mieux situer le combat de la Licra dans son cadre, un rappel quant au sens du combat associatif : selon l’esprit républicain de 1901, il s’agit de tendre l’oreille pour écouter le silence, des victimes, et entendre au fond de ce silence la voix de ceux qui n’ont pas même pas la voix pour faire entendre, dans la société, devant leur entourage immédiat ou lointain, devant un tribunal, qu’ils n’ont pas de voix. Donner une voix aux sans voix ! Si la République est, comme l’avait dit Jaurès, « le socialisme pensé jusqu’au bout », les associations sont elles-mêmes une sorte de supplément ajouté à ce bout, un « supplément d’âme » (je souligne au passage que je reprends là une expression de Bergson, contemporain lui-même de la loi de 1901 sur les associations, et admiré à cette époque par Charles Péguy, qui fut l’un des très grands observateurs et commentateur de l’Affaire Dreyfus, ayant voulu reconnaître en elle – dans Notre jeunesse – une expression suprême de la mystique républicaine).

On passe après cette présentation de l’objet des associations aux échanges. On me demande comment opère la Licra.

J’explique ce que représente l’accompagnement juridique, insistant sur l’importance du droit sans quoi les faits de racisme ne seraient guère davantage qu’une rumeur. Et non moins important, il faut la loi pour faire apercevoir ce que Rousseau appelait la « volonté générale », incarnée par ce volontarisme de la République qui déclare que sur notre territoire le racisme est un délit. J’insiste à nouveau sur la pertinence de notre démarche pour faire rentrer le délit de racisme dans le droit commun. Je donne aussi, en corollaire, l’exemple particulier du monde sportif qui a souvent tendance à considérer que le terrain de sport jouit d’une sorte d’extraterritorialité où l’on voudrait traiter les faits de racisme « en interne ». Notre association souhaite au contraire que sur tout le territoire de la France, sur les terrains de sport en particulier, mais aussi à l’école ou ailleurs le racisme et l’antisémitisme relèvent intégralement du même grand refus, celui sans équivoque qui est celui de l’éthique républicaine.

Ayant de la sorte introduit l’universalité, j’explique parallèlement l’importance de l’écoute, qui , introduisant le regard en surplomb de la République, permet à la victime de sortir du réduit de particularisme dont elle est captive, du psychodrame auquel souvent elle est assignée, de relativiser ce qui lui arrive et de reconquérir sa vie en trouvant à ses côtés un cercle de républicains qui est aussi, souvent, un cercle d’amis.

Une question m’est alors posée par un gradé, qui, d’origine italienne, explique qu’il a lui aussi vécu le racisme, un racisme paradoxal, car n’étant pas en l’espèce celui qui frappe « les gens de couleur ». Je vais dans son sens, soulignant d’une part qu’il y a eu une époque (à la fin du XIXème siècle) où l’immigration italienne a fait en France, en particulier dans le midi, l’objet d’une hostilité violente qui avait tous les traits du racisme ; et d’autre part, pour généraliser le registre qu’il vient d’introduire, qu’on a pu parler il y a quelques années, de « racisme anti-blanc », la Licra n’ayant pas reculé devant cette expression, et surtout n’ayant pas hésité à se constituer partie civile pour défendre des victimes d’un racisme « communautaire » :ce qui fait le racisme, ce n’est pas la couleur de la peau des victimes, mais leur situation de victimes de la haine de l’Autre.

J’enchaîne alors sur la généralité du racisme et de l’antisémitisme – je prends l’exemple de la période actuelle, de la montée des populismes un peu partout, de la déstabilisation de notre société autour du phénomène des gilets jaunes ( précisant : « bien entendu, chacun a le droit d’avoir sur ce sujet son opinion, la Licra admettant, pour ce qui la concerne, toutes les opinions pourvu qu’elles s’inscrivent dans un cadre républicain »).

Ceci posé je mentionne néanmoins les slogans violents et haineux qui surgissent des manifestations, ou en marge des manifestations, les « putes à juifs », les déclarations homophobes et racistes (le cas du tag Mbapé « enculé de nègre enjuivé » résumant tout). Je reviens à propos de cette déstabilisation et de cette haine à l’instrumentalisation de l’expression « violence policière » (qui inclut bien entendu les gendarmes), devenue courante et qui connote comme une évidence un peu partout sur les réseaux sociaux et dans les médias cette haine (et j’aurais pu mentionner l’insupportable « suicidez-vous » de ce samedi).

Enfin faisant écho à la présence de plusieurs Noirs parmi les élèves gendarmes, je souligne que chacun d’entre nous, et particulièrement ceux qui sont d’une couleur différente, a croisé ou pourra croiser le racisme.

Quelle attitude alors avoir ? Rien n’est facile. On est toujours déstabilisé par la haine, on l’intériorise, et souvent on n’a pas la bonne attitude, ou on met longtemps avant de se forger une cuirasse et de se sentir prêt à répondre de façon adéquate.

Mais il faut chaque fois se répéter que « ce qui ne me tue pas me rend plus fort », et que prendre conscience du racisme et de la nécessité de le combattre c’est enrichir sa vie, lui donner un sens supplémentaire, conquérir son « supplément d’âme » (et je redis que sur ce point les associations, dans la mesure où elles introduisent une écoute et un accompagnement, jouent leur rôle et sont une aide précieuse).

Une question m’est alors posée sur moi-même : « avez-vous rencontré le racisme ». Je réponds que toute mon enfance y a été confrontée, ou plus exactement a été confrontée à l’antisémitisme, que j’ai vécu dans une honte mal dominée (je relate une anecdote, qui m’a accompagné longtemps, celle où des camarades, alors que j’avais 7 ans, ont cru me défendre de l’expression « sale juif » qui m’avait été lancée, par une autre, certes bien intentionnée (« ce n’est pas sa faute, s’il est juif ») mais qui avait installé chez moi un traumatisme que j’ai mis des années à contourner (et qui d’ailleurs a sans doute déterminé mon orientation ultérieure vers mon métier de professeur de philosophie :  ce qui ne me tue pas me rend plus fort ).

Insistant alors à nouveau sur la dimension vécue et existentielle du racisme, sur la nécessité dans leur futur métier de ne jamais gommer cette dimension de l’intériorité, alors même qu’il s’agit d’obéir aux ordres, j’illustre mon propos en revenant sur un cas (que l’actualité encourage à citer) où la gendarmerie s’est trouvée engagée : l’intervention au Rwanda (je rappelle qu’on vient de commémorer le 25ème anniversaire du génocide des Tutsi, et que dorénavant la date du 7 avril sera celle où la France comme telle commémorera – ce que la Licra avait réclamé avec insistance depuis des années – dans chaque préfecture, cet événement). En 1990 des éléments d’une unité d’élite de la gendarmerie, le GIGN, ont été sollicités pour former les soldats des FAR – forces armées rwandaises – et également des forces d’appoint à l’armée régulière, qui ultérieurement vont se constituer en milices et être, forces régulières et milices interahamwe mêlées, des éléments moteurs du génocide. Après coup cette implication a été un choc de conscience pour beaucoup de ceux qui furent engagés, « à l’insu de leur plein gré ». D’où un témoignage comme celui de l’adjudant chef Thierry Prungnaud (qui sera quelques mois plus tard, à Noël 94, l’un des héros, gravement blessé, de la prise d’otage de Marignane, et qui racontera dans un livre, Silence Turquoise, co-écrit avec la journaliste Laure de Vulpian, ce que fut son expérience terrible du Rwanda).

Conclusion:

Les 45 minutes largement écoulées (et la représentante d’une autre association, de victimes, étant arrivée), je conclus mes échanges avec les élèves en leur disant tout le plaisir que j’avais eu à parler avec eux : non seulement pour l’honneur de représenter devant eux la Licra en essayant de leur apporter mon expérience de l’association, mais surtout parce que pour la première fois, je me trouvais dans cette situation de me mettre à l’écoute des gendarmes, lesquels sont, aux yeux d’ une association qui se veut avant tout républicaine comme la Licra, quelque chose de spécial : la gendarmerie n’est en effet pas un corps de métier comme un autre, comme par exemple les boulangers ou comme les épiciers – aussi honorables et nécessaires que soient ces métiers.

Le gendarme porte, comme son nom l’indique, une arme, laquelle indique qu’il est dépositaire d’une responsabilité extrême : car il est en charge par rapport à la République de ce qui y signifie certes le quotidien de la vie des gens, mais aussi, mais surtout de ce qui signifie à tout instant la vie et la mort. A chaque instant l’arme que porte le gendarme rappelle à ses concitoyens comme à lui-même que la République n’est pas une donnée naturelle mais un miracle continué, que l’instant suivant n’est jamais acquis, que le gendarme est donc, au milieu de toutes les tourmentes, ce repère exerçant à travers les ordres qu’il donne ou qu’il reçoit, la responsabilité d’être en garde de la République. Le colonel Beltrame, il y a peu, fut l’incarnation magnifique, l’exemple grandiose, de l’exercice de cette responsabilité suprême.

Alain David 

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