Les cendres du général Bigeard seront donc transférées prochainement aux Invalides. Ceux de ma génération, voire ceux plus âgés qui ont fait la guerre d’Algérie, ou ceux en tout cas qui s’y sont intéressés, ou même ceux qui ont lu les best sellers de Jean Lartéguy (qui le prit comme modèle de son Raspéguy), savent qui est celui qui fut en son temps le « colonel Bigeard » : personnage romantique, venu du peuple, ayant gravi à la force du poignet les échelons de la hiérarchie militaire, extraordinaire meneur d’hommes, parachuté sur Dien Bien Phu, vainqueur de la bataille d’Alger, pour finir général, archi décoré, puis ministre de Valéry Giscard d’Estaing.
Voilà pour la légende dorée. Mais il y a également la légende noire, ou tout simplement la réalité, aussi banale que le mal selon Hannah Arendt, l’homme pris dans les remous de son temps, cédant à ce qui étaient les urgences de l’heure, consentant à l’impardonnable : le commando Georges, la torture, et – détail sinistre – associant son nom à la pratique infâme ayant consisté à précipiter dans la Méditerranée, du haut d’hélicoptères, des hommes vivants préalablement lestés de ciment : Paul Teitgen, grand résistant, torturé par la gestapo, et secrétaire général démissionnaire de la préfecture d’Alger, révélera ce que furent, rejetées par la mer, les « crevettes de Bigeard ».
Il ne s’agit pas ici, il ne s’agit plus, de faire le procès d’un homme, qui probablement, entre l’ambition de carrière et l’idéal patriotique, servit selon ce qu’il put et selon ce qu’il crut. Mais, l’histoire ayant passé, la République doit-elle aujourd’hui admettre, dans une cérémonie où elle se veut tout entière présente, ce qui est le contraire exact de ses valeurs. La France entre 1954 et 1962 se débattait dans les soubresauts de la décolonisation. Elle vivait encore de références qui avaient été celles du XIXème siècle et qui permettaient de considérer qu’il y avait (comme l’avait écrit Kipling, héraut pour sa part de l’empire victorien) le white man’s burden, le « fardeau de l’homme blanc », la prise en charge par l’humanité civilisée et accomplie d’une humanité inférieure, missing link oscillant entre l’animal et l’homme. Pourtant, quoi qu’il en ait été des prétentions humanitaires des colonisateurs de la 3ème République (dont un Jules Ferry – le « Tonkinois » – fut l’incarnation illustre) cet humanisme-là était empreint d’un racisme de principe, profond, présent encore dans les combats de la guerre d’Algérie. Cette époque, faite d’illusions, de fautes entrelacées sans doute à d’émouvantes nostalgies, n’est plus. Pourquoi vouloir la ressusciter en honorant un homme qui reste pour le coup, dans sa légende même, un homme du passé, et seulement un homme du passé ? La cérémonie décidée le 17 novembre dernier est en cela choquante, en ce qu’elle insulte la mémoire de victimes assassinées dans des conditions atroces, à moins qu’elle ne soit politique, au sens le plus médiocre de ce terme : flatter les mauvaises nostalgies de l’extrême droite. Mais alors, si cela était, que les apprentis sorciers prennent garde : à remuer ce type de sentiments ils risquent d’être battus par ceux dont la pathologie est de les incarner.